Compréhension de la mécanique de l’essaimage

Gibert SALAŰN

Gilbert Salaün est apiculteur depuis plus de 40 ans et possède 120 ruches dans le Finistère Sud. Il a profondément observé ses abeilles pour comprendre les mécanismes qui influencent le développement des colonies. Les éléments qui suivent portent sur l’observation d’environ 80 ruches pendant plus de 20 ans.

Tests et observations d’encagement de la reine

Dans les années 80, j’étais un apiculteur obstiné à contrôler l’essaimage par la destruction des cellules royales. Cette pratique m’a permis de découvrir que la reine s’arrête de pondre au bout de 3 ou 4 interventions de l’apiculteur tous les 8 jours. Et la ponte reprend ensuite de façon tout à fait normale. Des visites régulières de mes colonies m’ont permis de constater des différences au niveau du nid à couvain d’une ruche à l’autre. Dans une ruche, le nid à couvain peut être bien entretenu et pondu tandis que dans une autre, le nid à couvain est bloqué par le nectar frais entreposé.
Vers les années 2000, le manque de temps m’a obligé à gérer mes ruches différemment. Je m’interrogeais toujours sur les causes de l’essaimage car je ne voulais pas augmenter mon nombre de colonies en pratiquant des divisions, pas plus que je ne souhaitais pratiquer l’élevage de reines qui induit des conditions sélectives qui ne me convenaient alors plus. Dès l’apparition de cellules royales, j’ai opté alors pour l’encagement de la reine dans des boîtes d’expédition avec quelques accompagnatrices. Une dizaine de jours plus tard, je suis intervenu en détruisant toutes les cellules. Il n’y avait plus de couvain ouvert. J’ai alors remis la reine sous grille de protection « Nicot » sur couvain naissant. Qu’est-ce que j’ai remarqué ?

  • Parfois, ça fonctionne : la reine se remet à pondre et l’essaimage n’a pas lieu ;
  • Parfois, les ouvertures de la cagette sont toutes propolisées et la reine et ses accompagnatrices sont mortes ;
  • Parfois, la reine ne répond pas et est supprimée par les abeilles ce qui provoque un orphelinage de la colonie ;
  • Parfois, la reine est libérée et pond quelques œufs et un lot de cellules de sauveté.

Ces expériences ne sont pas recommandables

J’ai refait l’expérience de l’encagement avec l’apparition des cagettes Scalvini utilisées pour le traitement à l’acide oxalique. L’avantage est que la reine peut continuer à pondre puisque le fond de la cage est recouvert d’empreintes. La libération de la reine n’entraînera plus son isolement sur couvain naissant puisque les abeilles peuvent aller et venir autour de la reine. La présence de la reine lors de la finition des cellules royales me paraissait importante pour pouvoir récupérer certaines cellules. Une dizaine de jours après l’encagement, j’intervenais et détruisais toutes les cellules. Remarque importante : lors de l’encagement, je pratiquais une visite approfondie et le marquage des cellules de reine à conserver. Aucune cellule de sauveté n’était ébauchée sur les cadres. Après l’encagement, des cellules de sauveté étaient fraîchement conçues sur les cadres. La reine encagée après la formation de cellules d’essaimage « n’existe plus ». Ceci peut laisser penser qu’il n’y a plus de diffusion de phéromones royales, d’où les mêmes difficultés pour la réintroduction dans la ruche que lorsque je renfermais les reines dans des cages d’expédition.

Maria-Anne-PIXABAY

Pour aller un peu plus loin encore, j’ai testé l’encagement de reines dans les cagettes Scalvini dans des colonies qui n’étaient pas en fièvre d’essaimage. Une reine ainsi encagée continue sa ponte et les empreintes sont remplies de multiples œufs. La reine ainsi encagée déclenche la construction d’une cellule si le nectar rentre. Si ce n’est pas le cas, 10 jours après, la reine continue sa ponte sans qu’aucune cellule n’ait été construite.

Cette situation correspond en partie à l’explication du système d’élevage du Frère Adam : on isole par une grille à reine une ruche inférieure A d’une ruche supérieure B qui est orpheline. Neuf jours plus tard, une cellule se trouve au milieu du couvain (hors fièvre d’essaimage). La suppression de cette cellule entraîne immédiatement dans la ruche inférieure A une fièvre d’essaimage.

Essaimage et cycle de ponte

Mes observations ont ensuite logiquement porté sur le cycle de ponte propre à chaque colonie. Le moment de l’essaimage est conditionné par l’activité́ de la ruche. Sont directement liés au cycle de ponte le nombre d’abeilles dans la colonie, les pratiques apicoles (pose des hausses, mise en place de cires gaufrées, division ou réunion de colonies), l’exposition de la ruche, la température extérieure, la densité de ruches dans le secteur, la densité des miellées intermédiaires (fortes ou faibles), l’âge de la reine qui a conditionné un nombre plus ou moins important d’abeilles à hiverner.

L’ouverture et le suivi des colonies en pleine fièvre d’essaimage m’ont amené à conclure que l’essaimage peut être annulé au début d’une grosse miellée ou reporté si la sortie de l’essaim correspond à une période de mauvais temps. Ces deux phénomènes soulagent la reine de la ponte qu’elle ne peut plus fournir puisqu’elle est arrivée en fin de cycle. En dehors de ces contextes, la reine est remplacée (par essaimage) ce qui ne fait pas d’elle une mauvaise reine.

Dans le système d’élevage du Frère Adam, le nombre supérieur de nourrices par l’ajout d’un deuxième corps de ruche possédant sa population et son couvain, ne déclenche que la construction d’une cellule royale mais la suppression de cette cellule déclenche une fièvre d’essaimage dans le corps du bas car la reine ne peut aller pondre les cadres vides du couvain à l’étage, physiquement empêchée par la grille à reine.

La clé de l’essaimage

Les oiseaux chantent et certains nidifient dès la première semaine de février. La luminosité à travers les arbres s’est assombrie car déjà, les bourgeons gonflent à l’extrémité des branches. Les jours rallongent. Parfois cette période encore hivernale est soumise à une amplitude importante des températures journalières.

Ce qui se passe au dehors ne reflète pas ce qui se vit au-dedans de la ruche.

Les tempêtes, les journées soudain plus froides, la pluie, rien n’arrêtera l’élan de vie à l’intérieur de la ruche. Petit à petit, l’espace occupé par le couvain s’agrandit, c’est à dire la capacité de la grappe d’abeilles à élever la température et à la maintenir. Pour élever la température elles ont besoin de l’énergie fournie par le miel. Elles vont le récupérer sur les cadres de rive et le ramener à l’intérieur de la grappe .

Pour maintenir la température, les abeilles ont besoin de rayons de miel operculés ou d’une partition. Un rayon de miel operculé a une inertie thermique intéressante avec la capacité d’accumuler la chaleur et de la restituer au besoin, lorsque la population d’abeilles est moins nombreuse à l’intérieur comme lorsque les butineuses sortent de la ruche. La partition se contente de conserver la chaleur.

Si un soudain réchauffement extérieur survient et que ce réchauffement entretient des rentrées de nectar, la confiance gagne le peuple de l’intérieur et le couvain occupe peu à peu les surfaces libérées par la consommation des provisions.

Un cadre vierge de toute construction est immédiatement mis en œuvre pour étirer de nouveaux berceaux si, bien sûr, les occupantes sont en nombre suffisant pour maintenir la température. Deux cadres de cire gaufrée ne seront pourtant pas pondus en même temps s’ils sont construits simultanément. Si le premier est entièrement pondu, le deuxième sera bâti mais rempli de provisions. En effet, pour un cadre vierge, il faut compter 4 jours de ponte à raison de 2.000 œufs en 24 heures, soit 1,38 œufs à la minute. Cela signifie pour la reine chercher la cellule vide, se positionner, déposer l’œuf, se faire nourrir. Et peut-être aussi un petit brin de toilette ! Il faut tenir la cadence (voir encadré ci-dessous).

Pour gagner en nourrices et en chauffeuses, les abeilles doivent protéger l’autre extrémité du nid à couvain en accumulant des provisions dans le deuxième cadre, pour gérer l’inertie thermique.

Quand la reine est sur le cadre vierge, elle y reste, généralement, même si elle peut s’autoriser quelques échappées pour déposer des œufs ici ou là. Les jeunes abeilles se concentrent sur ce cadre car le couvain progresse. Un cadre avec des œufs et de toutes jeunes larves requiert leur attention : les larves reçoivent de la gelée royale dès le début. Au printemps, alors que le couvain n’est pas encore très conséquent, on trouve toujours la reine sur ce cadre spécifique à condition que l’apiculteur n’ait pas mis la ruche sans dessus dessous en enfumant la colonie.
Si une forte miellée survient, les cadres de rive sont remodelés et utilisés pour stocker les rentrées de nectar, alors que le pollen est entreposé au plus près des besoins et donc du couvain. La régulation de l’espace à pondre peut être entretenue dans chaque ruche en fonction des stockages de provisions et exploser si la hausse est posée, ce qui entraine potentiellement la libération de cellules pour déposer les œufs. Selon le Dr Torben Schiffer (Abeilles & Cie N°195), l’ajout de hausses par le haut crée un « stress du grenier vide » et une frénésie de butinage semblant inhiber le comportement de nettoyage des abeilles. Une ruche bien serrée dans ses provisions présente un aspect beaucoup plus sain et compact du couvain.

Il arrive un moment où la reine ne répond plus à la demande car chaque jour naissent 2.000 abeilles et se libèrent jour après jour 2.000 cellules, sans compter la consommation élargie de miel et de pollen si d’aventure une ou plusieurs journées n’étaient pas propice au butinage. Trop c’est trop, et c’est là le point de déclenchement des futures cellules royales, qui, une fois pondues, iront à leur terme sauf pour deux raisons :

  • 1/ un temps exécrable qui contraint les abeilles à reporter ou à annuler cet élevage.
  • 2/ le déclenchement d’une miellée importante qui aura un impact direct sur la surface à pondre puisque les cellules vides serviront de réservoirs immédiats pour déposer pollen et nectar.

Un nombre d’abeilles insuffisant reportera cet échéancier vers des périodes pendant lesquelles la chaleur extérieure sera plus confortable.

Ce développement, on peut le retrouver durant tous les mois qui le permettent par la chaleur, les petites rentrées de nectar, le nourrissement par petite quantité (ce qui équivaut à une stimulation), l’augmentation de la surface à pondre :

  • En mars : avec le mauvais temps et les petites miellées ;
  • En avril : avec l’ajout d’un cadre de cire gaufrée à coté du couvain et la pose de hausses ;
  • En juin : avant la grande miellée ;
  • En août : sur les miellées de trèfle blanc ;
  • En septembre : sur les prémices de la miellée de lierre ;
  • En octobre : si la clémence de l’arrière-saison a stimulé le remplacement des ouvrières et que la ruche n’est pas pourvue de provisions suffisantes.

Voilà pourquoi des apiculteurs s’étonnent de la présence d’essaims tardifs et s’inquiètent de la viabilité de la jeune reine née dans la ruche car les conditions pour les vols de fécondation ne sont pas réunies.


Conserver l’équilibre

Chaque écotype d’abeille développe son instinct de reproduction des ouvrières en corrélation avec la flore d’une région et à son développement. Mais UN critère fait une énorme différence entre les écotypes d’abeilles, c’est la capacité à réguler la ponte en fonction des conditions extérieures. Météo, températures, ressources florales, la régulation est directement liée à leur identité géographique.
Le commerce des reines est-il en mesure de tenir compte de cette capacité de régulation ? Attention au dérèglement de la capacité de régulation naturelle des colonies d’abeilles ! C’est bien souvent à grands coups de nourrissement de sirop de betteraves ou de maïs que survivent certains élevages. Ne faut-il pas y voir une dissonance ? Que penser d’une apiculture intimement liée aux rendements des betteraviers et des producteurs de maïs ?

Certains apiculteurs gèrent les provisions dans la ruche au plus serré jusqu’aux miellées importantes. Imaginons un instant le stress quotidien de ces colonies qui doivent gérer les bouches à nourrir dans l’attente d’une miellée ! Parfois, c’est la conséquence de trop de hausses posées et récoltées sans mettre de grilles à reine. Ce mode de fonctionnement conduit à la transformation immédiate de grandes quantités de nectar en couvain pour ne pas gérer un autre stress : celui de la mort programmée des butineuses et la mise en danger de la vie de la ruche.

Un autre phénomène est tout aussi important. La surpopulation d’abeilles sur un même secteur implique un appauvrissement des ressources et influence le développement de la colonie. Chaque déplacement d’une souche d’abeilles d’un point géographique à un autre, aussi petit soit-il, entraine des modifications de comportement et inscrit une identité propre en fonction des possibilités de butinage. Ceci doit être pris en considération afin de préserver un équilibre et une biodiversité remarquable.

Comment une colonie d’abeilles peut écrire son histoire - Gibert Salaün

C’est l’importance des miellées et l’apport de nectar et de pollen qui détermine la ponte de la reine en début de saison et influencent donc le nombre d’abeilles de la colonie. L’agrandissement de la ruche génère de l’espace pour stocker le nectar et libère des alvéoles pour la ponte. Tout dépend de la consommation du miel et du pollen pour le couvain aux périodes sans récolte et également de l’évolution du couvain arrivé à maturité.

Quelques chiffres pour comprendre

Si la reine pond 2.000 œufs en 24 h, cela équivaut à 1,8 œuf à la minute. Le rituel est toujours le même : elle inspecte chaque cellule sans pour autant systématiquement déposer un œuf dans les cellules vides. Y a-t-il une signature olfactive des nettoyeuses pour renseigner sur l’état de préparation de la cellule ?
43 secondes, c’est le temps que la reine met en moyenne pour se nourrir, se positionner, pondre, déposer un œuf, changer de cadre, etc.
Un cadre de ruche Dadant offre 3640 cellules sur une face, soit 7280 cellules recto-verso.
Il faut donc 3,64 jours à raison de 2.000 œufs par jour pour couvrir le cadre.
Même si tous les cadres ne sont pas pondus en totalité, on peut évaluer l’occupation de l’ensemble à 7.280 cellules x 6 soit 3,64 jours x 6 = 21,84 jours.L’imago d’ouvrière sort de sa cellule au bout de 21 jours.

L’essaimage

Si l’apiculteur rajoute une cire gaufrée, que les entrées de nectar favorisent sa construction, de nouveaux berceaux tout neufs détournent le cycle de ponte installé pour au moins 3,64 jours. A l’autre extrémité du couvain, des cellules fraîchement disponibles peuvent alors provoquer la panique d’une reine en difficulté et c’est la ponte de la première cellule royale. D’autres suivront. C’est l’augmentation du champ de ponte au-delà du seuil normal (la quantité maximum de cellules qu’une reine peut pondre en 24h) qui déclenche la conception d’une future reine. Encore faut-il qu’elle soit amenée à ce seuil très progressivement. Une reine qui pond 500 œufs par jour peut emmener la colonie au même comportement si le champ de ponte s’agrandit brusquement (cire gaufrée + nombreuses émergences d’imago) corrélée avec une stimulation par nourrissement ou une miellée significative.
Le pollen est un excellent régulateur de ponte. Il est stocké à proximité du couvain et le pain d’abeille n’est consommable qu’après 14 jours de maturation. Nous ne sommes pas dans une phase de reproduction de la colonie mais de la survie de la colonie souche. Avec l’essaimage, il est concédé à la reine âgée une seconde chance en étant accompagnée d’un nombre plus ou moins important d’abeilles. La future colonie issue de l’essaimage trouve une nouvelle dynamique… ou pas en fonction des prédateurs, de la météo et du potentiel de nectar et pollen dans l’environnement. L’état de panique au sein de la partie restante de la colonie peut générer une, voire deux autres sorties d’abeilles avec de jeunes reines, comme si la colonie se divisait en deux en ébranlant sa cohésion. Avant de sortir de la ruche, la reine en ponte ne serait plus nourrie, ce qui explique sa perte de poids. Cela lui permet de voler. Son abdomen a changé : les plis entre les différents segments sont à nouveau visibles alors qu’une reine en ponte a la cuticule très tendue.
La plasticité de la colonie, sa réactivité, entretient une dynamique de longévité propre au peuple de la ruche qui aspire à une parfaite cohésion.