Cultiver la différence en apiculture

Doriane Alberico

Entretien avec Patrice Le Rouzic, apiculteur à Awans et gestionnaire du « Jardin du Manchot ».

Aujourd’hui plus que jamais, le concept d’inclusion sociale est partout : mannequin grande taille, vice-présidente noire ou danseur paraplégique.
En 2022, notre société prône ainsi le « tout est possible et pour tous ». Au placard les critères de poids,
de couleur de peau, de genre ou de handicap. Tous les corps de métiers se doivent d’être inclusifs. Et
le secteur de l’apiculture n’échappe pas à la règle face à une personne à mobilité réduite, malgré les charges physique et organisationnelle du métier d’apiculteur. Pour vous le prouver, nous sommes partis à la rencontre de Patrice Le Rouzic, apiculteur à Awans et gestionnaire du « Jardin du Manchot ». Le temps d’un entretien, il partage avec nous son quotidien bien rempli…

DA - Bonjour Patrice, où sommes-nous ?
PLR - Bienvenue à Awans ! Nous sommes dans la maison que j’ai achetée il y a 7 ans. C’est une vieille ferme que je rénove petit à petit moi-même. A terme ce sera un lieu professionnel avec une cuisine et une boutique pour pouvoir vendre mes produits de la ruche.

Toutes vos ruches sont ici alors ?
Non, ici c’est le rucher d’élevage. J’ai aussi des ruches à Anthisnes et près de Ferrières. L’avantage de la région, c’est les grandes cultures. Mais c’est aussi un inconvénient parce qu’en dehors des grosses floraisons, il y a un manque. Par exemple, actuellement, on est en fin de colza et je manque de pollen.

Alors comment améliorer le potentiel de la région ?
Ah, il faut planter ! C’est de la responsa- bilité de l’apiculteur de faire pression sur nos communes et sur nos voisins pour tondre moins ou planter plus.
C’est vrai que bon nombre d’apiculteurs font face à une pénurie de ressources florales diversifiées. Justement
au niveau des communes, comment peut-on agir ?
Moi j’essaie de dénoncer ça avec humour sur les réseaux. Cette année, je compte interpeller les personnes en charge de l’environnement au niveau de la com- mune. Il y a aussi des initiatives positives dans le secteur que je salue, comme
« Planteur d’avenir », un collectif de bénévoles qui plantent des haies aux bords des champs. Les communes ont un rôle à jouer pour promouvoir le dévelop- pement de ces initiatives indispensables.


Vous être donc très impliqué vis-à-vis de la biodiversité.

Pour moi, l’apiculture reste une affaire mais les abeilles sont des sentinelles : si elles n’ont pas de pollen, les autres insectes non plus. L’apiculteur a le devoir d’alerter sur les manques. Cet été je vais faire une petite conférence dans le village d’à côté sur le partenariat entre apiculteur et agriculteur. Au final, on fait le même travail : on extrait l’or de la terre. Mais il y a une incompréhension des deux mondes qu’on peut éviter en s’informant sur les rôles de chacun. Il faut aussi susciter l’intérêt des agricul- teurs pour l’apiculture. En attendant, à cause de la variété florale très étroite de la région, je suis obligé de déplacer mes ruches ailleurs si je veux avoir une apicul- ture performante.

Du coup, il y a toute une gestion derrière le déplacement des ruches d’un endroit à un autre ?

Pas vraiment. Ce n’est pas très compli- qué pour moi parce que j’ai des ruches sur le terrain de mes parents et de mon frère. En parallèle, j’envisage de construire un rucher mobile : une sorte de rucher sur roulette qu’on fixe comme une remorque et qu’on déplace facile- ment. Ça me permettrait de faire hiver- ner un rucher dans le jardin ou d’amener facilement les ruches dans un endroit spécifique sans trop les déranger.

J’aperçois vos ruchettes de fécondation. Vos abeilles ont l’air très calmes…

Oui, ce sont des Buckfast. Je fais très attention à la génétique de mes abeilles et à leur agressivité. Si j’ai une colonie agressive, je la divise pour résoudre le problème. Je sélectionne mes abeilles sur base de ce qui me convient, à savoir la douceur et la longévité : plus l’abeille a vécu longtemps sur mon rucher, plus elle sera adaptée à son milieu.

Et l’élevage se passe bien ?

Plutôt oui, ça fait 4 ans que je n’ai plus acheté de reine. Je produis mes reines moi-même et j’aimerais bien en vendre à terme. En fait, depuis 7 ans je double mon cheptel chaque année. J’ai une tren- taine de ruches aujourd’hui mais j’atteins progressivement ma limite physique et je ne veux pas aller trop loin si je veux conti- nuer à bien gérer mes ruches. D’où mon désir de lancer la production de gelée royale.

Chouette ! Vous en produisez déjà ?

Pour l’instant, je produis de la gelée royale juste pour une consommation personnelle. C’est passionnant à faire et on envisage de travailler en duo avec ma compagne. La production de gelée royale est plus technique, demande un suivi plus régulier et plus de présence au rucher. Mais c’est moins physique pour moi et c’est une façon de diversifier mon activité.

Justement, vous avez d’autres idées de diversification ?

Oui, je fais aussi du pain d’épice que je vends à des évènements locaux ou sur des marchés. Ça permet de se faire connaître, de vendre son miel tout en le valorisant. J’ai envie de montrer au public qu’on peut faire autre chose avec le miel. C’est un produit tellement savoureux que je veux encourager son utilisa- tion à la place du sucre raffiné. Souvent les gens utilisent le miel comme pâte à tartiner, et je pense qu’il vaut mieux que ça !

C’est vrai que les gens ne pensent pas forcément à utiliser le miel autrement…
En tant qu’apiculteur, c’est aussi notre travail de communiquer et de valoriser nos produits auprès du client.

Et très souvent une bonne valorisation des produits passe par une bonne stratégie de marketing, non ?
Oui. C’est pour ça que je travaille beaucoup sur l’esthétique de mes pots de miel. Je m’occupe du graphisme, des étiquettes, du site internet et de la communication. Je le fais parce que j’adore ça. C’est important parce qu’on mange avec les yeux. D’autant plus qu’on fait le miel avec cœur et travailler l’emballage c’est aussi valoriser ce travail.

Mais ça demande du temps et des ressources. Comment financez-vous votre activité ?
En fait, toute la difficulté du handicap c’est que l’accès au crédit n’est pas simple même si je reçois des allocations. Celles-ci sont calculées suivant des points de non-capacité. Si je développe une activité professionnelle, je perds des points et donc une partie de mon revenu. C’est un frein : on a envie de se lancer en apiculture mais on veut aussi assurer nos arrières. Au final, pour une personne à mobilité réduite, l’apiculture est difficile mais l’entreprenariat l’est tout autant !

Mais vous avez quand même trouvé une solution pour continuer votre activité ?
Du coup, je fonctionne en asbl (Puzzzle asbl) parce que je ne peux pas avoir de revenus supplémentaires au risque de perdre mes allocations. Je dois d’abord développer une affaire stable pour être sûr de dégager un revenu stable sur le long terme. J’ai créé l’asbl Puzzzle pour les personnes à mobilité réduite. Elle m’a permis de financer mes membres élec- troniques, de me lancer et d’acheter mes premières ruches. Aujourd’hui, tout est financé par les abeilles !

Donc votre souhait, c’est de faire de l’apiculture votre travail ?
rapporte rien, c’est l’asbl qui rapporte des fonds réinvestis chaque année. Mais oui, l’ob jectif c’est de dégager un mi-temps et de me développer. Pour en faire une affaire qui tourne, il faut s’autofinancer et je suis en pleine recherche de finan- cements alternatifs. Mais je suis devenu papa, je fais du théâtre, je dois entretenir le jardin, cela prend du temps.

D’ailleurs, il semble très florissant ce jardin. C’est le fameux « Jardin du Manchot » ?
Oui, le « Jardin du Manchot » est une excroissance de l’asbl Puzzzle. C’est une activité plus personnelle que je partage sur les réseaux où je parle de moi et de mes aventures. Je communique plus librement et je me permets de faire plus d’humour. Dans le jardin, j’ai une zone sauvage que je laisse se développer. J’ai planté des fruitiers un peu partout et une haie mellifère le long de la clôture. J’essaie de favoriser les plantes d’intérêt, comme ce qui attire les pollinisateurs et qui prend le pas sur l’ortie. Je ne sauve- rai pas le monde mais au moins je peux sauver mon jardin…


Un bel exemple de biodiversité ! D’où vient cette envie d’aménager un jardin ?
A la base, j’avais créé ce jardin pour être en autonomie alimentaire après 3 ans. Mais après 6 mois, j’avais déjà atteint mon objectif ! J’ai remarqué qu’il me manquait une chose : du sucre. Mais comment amener du sucre au jardin ? J’ai pensé au miel, à obtenir des ruches et j’ai commencé comme ça.

Donc actuellement, ce jardin c’est d’abord pour faire du miel ?
Oui. Mais avec ce jardin, j’ai aussi envie d’ouvrir l’apiculture à tout personne à mobilité réduite. Je me rends bien compte que ce n’est pas évident. J’ai été dans des écoles d’apiculture, j’ai rencon- tré des apiculteurs et à chaque fois on m’a dit que ce n’était pas possible. Je suis allé dans des ruchers écoles mais ça m’a un peu refroidi parce qu’on m’a dit que ce n’était pas facile pour eux de m’ac- cueillir et les ruchers ne sont pas adap- tés. Alors je me suis lancé tout seul.

Mais comment vous-êtes-vous formé alors ?
J’ai lu énormément. Je pose aussi des questions sur les réseaux et je connais des apiculteurs chevronnés qui me répondent très vite. Il y a toujours des rencontres et des échanges où je trouve les réponses à mes questions. J’ai fait mes erreurs aussi et ça m’a permis d’avoir une expérience irremplaçable.

Aujourd’hui il n’existe pas de structure apicole qui forme les personnes à mobilité réduite ?
Je ne connais pas de rucher école qui accueille des personnes en chaise rou- lante. Et pourtant, on peut chercher à faire une apiculture différente pour le plaisir en adaptant les ruchers pour les fauteuils roulants. Au final, pour une abeille, on est tous des voleurs de

Pas d’adaptations particulières donc, mais un peu de bricolage quand même dans votre atelier…
Voilà, ici j’ai mon atelier bois. Au début, je n’étais pas très satisfait des nourrisseurs en plastiques alors j’ai commencé à fabri- quer mes propres nourrisseurs. Puis, petit à petit, j’ai commencé à construire des ruchettes en bois. C’est bien pra- tique parce que si je ne trouve pas ce que je veux, je tente de le faire moi-même et si c’est mal fait, je ne peux en vouloir qu’à moi-même… (rire).

C’est aussi gratifiant d’avoir son propre matériel personnalisé !
Oui, mais ça prend du temps du coup on ne peut pas s’agrandir vite. J’ai choisi le bois parce que je n’aime pas trop le plas- tique mais ce n’est pas parfait : outre son coût, l’hivernage ne se passe pas toujours bien dans le bois et la durée de vie de la ruche en bois est plus limitée. Économiquement, je ne suis pas sûr que ce soit rentable mais je le fais parce que j’adore travailler et puis je développe un travail sur-mesure. Si je vois qu’une ruche a un défaut, je la corrige et m’améliore l’année suivante. Au final, je n’ai pas besoin de grand monde pour travailler et avancer dans mon activité, ça reste une belle victoire.

Je vois que vous travaillez avec des ruches Dadant ?
Oui, au départ j’ai reçu une ruche Dadant et j’ai spontanément continué avec des Dadants à 10 cadres. Mais ce n’est pas le meilleur choix et ça reste trop lourd pour moi. Je soulève toutes mes ruches avec ma nuque à l’aide d’un support autour de mon dos mais quand elles sont pleines, ça fait 40 à 50 kg ! Ça fonctionne mais je suis épuisé à la fin de la journée.

Comment contournez-vous cette contrainte ?
Je n’ai pas encore les moyens de m’équiper, mais je suis justement en train de construire un engin de levage. Une autre partie de la solution, c’est de passer progressivement en divisible. Je travaille aussi avec des petits ruchers. Je préfère avoir plus de ruchers avec moins de ruches, ça simplifie la logistique et réduit les efforts physiques pour les contrôler.
Mais cette année, un stagiaire en for- mation à la FRPLA (Fédération Royale Provinciale Liégeoise d’Apiculture) m’accompagne. Il m’aide à faire les greffages et les contrôles sur les ruches. C’est une aide précieuse et comme il n’habite pas loin, je pense qu’on collaborera dans le futur.

Au-delà du matériel, devez-vous adapter votre technique apicole ?
A nouveau, il n’y a pas vraiment d’adaptations. Il faut surtout chercher du confort dans sa manière de travailler. Par exemple : pour attraper un cadre, je le prends au milieu. Ce n’est pas quelque chose qu’on voit souvent mais c’est ce qui me correspond le mieux et ça fonctionne. Pendant la récolte, j’ai un petit tracteur avec une remorque et je mets mes hausses dessus. Plutôt que de soule- ver une hausse bien lourde, je transfère cadre par cadre. Chaque année je trouve de nouvelles astuces et ça me permet de m’améliorer en permanence.

Que peut-on répondre à quelqu’un qui pense que le handicap est une contrainte en apiculture ?
Il y a des choses que vous savez faire et d’autres pas. Pourtant, vous ne vous sentez pas spécialement handicapé parce que vous ne savez pas faire telle ou telle chose. C’est pareil pour moi. Dans le monde du handicap, une fois que le deuil est fait, on ne se sent pas spécialement différent. Et les abeilles nous le rap- pellent : elles me piquent ou me laissent travailler comme n’importe quel autre apiculteur. Pour elles, il n’y a pas de diffé- rence. Je suis porteur de différence mais je ne me sens pas spécialement diminué.

On peut dire que tout au long de votre parcours, l’apiculture a été une thérapie pour vous ?
Évidemment. On commence avec une ruche et on prend du plaisir alors on en prend une deuxième. On maîtrise progressivement le processus de division, c’est enrichissant et gratifiant. En termes de quantité, je n’ai pas des récoltes extraordinaires mais ça fonctionne bien. Puis c’est une bonne année pour le miel, pour l’instant le printemps est bon et je pense que ça va faire du bien à beaucoup d’apiculteurs…

Vous vendez votre miel sur les marchés ?
De temps en temps, je fais un marché ou deux. Comme j’ai un site internet, je vends souvent en ligne et par les réseaux. J’aime communiquer et montrer comment je suis en train de travailler. Ça permet d’impliquer les clients dans le processus de production. Et puis j’aurai bientôt une petite boutique. Ceci dit, je pense que je n’aurai jamais assez de miel donc je réfléchis à des partenariats avec d’autres apiculteurs de la région qui auraient besoin d’un point de vente.

En parlant de miel, quelle est l’histoire qui se cache derrière votre « miel de manchot » ?
Ah, l’histoire du manchot, c’est un jeu de mot sympa ! C’est parce qu’il me manque un bras et que je suis manchot. Mais c’est aussi un symbole : j’adore cet animal courageux qui vit dans le froid alors que son habitat disparaît sans qu’il n’en soit responsable. En tant qu’apiculteur je me sens parfois comme un manchot, victime du réchauffement climatique, je veux juste faire mon miel dans un monde plein de difficulté et qui fond petit à petit… L’idée m’est venue à l’époque où je ne marchais pas encore très bien quand des enfants m’ont dit : « tu ressembles à un pingouin ! » Ça m’a fait tellement rire ! C’était tellement spontané et drôle que je me suis dit que j’avais trouvé ma mascotte. Puis sur les marchés les gens se disent « non, il n’a pas osé » et bien si, j’ai osé !

Finalement, c’est un peu cliché ce que je vais dire mais cette différence est devenue une force dans votre activité et vous permet de travailler en autonomie ?
Exactement ! La plupart du temps je suis seul mais parfois je me fais aider par des amis. C’est un bon moment de partage : pour moi, c’est une aide physique et la personne repart avec plein de bons souvenirs et des pots de miel. J’adorerais accueillir une personne à mobilité réduite, ça va venir… D’ailleurs, si quelqu’un souhaite entrer en contact ou avoir des conseils, je suis très ouvert. C’est la raison d’être de ce lieu : partager.

Je pense ne pas être le seul à faire de l’apiculture avec un bras. Il y a des apiculteurs qui souffrent de différences mais on ne se connait pas entre nous. Alors, ce serait bien d’en parler, d’échanger ses expériences et ses astuces.

L’appel est donc lancé ! C’est grâce à la motivation et la passion d’apiculteurs comme Patrice qu’on peut espérer rendre, un peu plus chaque jour, l’apiculture accessible à tou.te.s. Nous lui souhaitons plein succès dans ses futurs projets ! Par ailleurs, vous pouvez suivre les aventures de Patrice sur son site web et sa page Facebook (lejardindumanchot.be).