Intérêt de veiller à la qualité du sirop de nourrissage pour l’hivernage

Isabelle DEQUENNE

Pourquoi se préoccuper de la qualité du nourrissage de nos abeilles domestiques ?

Les pertes annuelles élevées d’abeilles domestiques ont attiré l’attention et la bienveillance du monde apicole. Les scientifiques consacrent beaucoup d’efforts à l’identification des facteurs de stress affectant les abeilles et la compréhension de la complexité de l’interaction entre la colonie et son environnement (Negri Pedro, 2019). Les chercheurs suggèrent des événements multifactoriels.
Des travaux rapportent les relations entre immunosuppression des abeilles et effets combinés.

Des stress externes, naturels et/ou anthropologiques, comprennent :
1. l’exposition aux produits agrochimiques et aux pesticides apicoles,
2. la désertification des surfaces de butinage,
3. les changements de saison,
4. le stress environnemental.

Des stress internes à la colonie, connus pour avoir un impact sur la survie de la colonie sont :
5. les parasites,
6. les pathogènes microbiologiques,
7. la nutrition,
8. la génétique.

Beaucoup d’études considèrent la colonie comme un superorganisme où les individus sont intégrés et interagissent au sein de la colonie, allant des réponses immunitaires sociales aux réponses individuelles.
L’alimentation et la malnutrition sont actuellement considérées comme cruciales, non seulement pour la santé individuelle, mais aussi pour la santé de la colonie.
Aujourd’hui, il est généralement admis que tous ces éléments (effets multifactoriels) contribuent à l’immunosuppression des abeilles, entraînant l’affaiblissement des colonies et les pertes signalées dans le monde entier.
D’après les données scientifiques publiées à ce jour, il semble que le plus grand défi pour les abeilles mellifères provienne de l’immunosuppression produite par les effets combinés :
1. de l’acarien Varroa (Varroa destructor),
2. des virus,
3. des pesticides,
4. de la malnutrition.
Outre la pénurie alimentaire et la dynamique hôte-parasite associées à l’hiver, le stress dû au froid représente en soi une autre menace que doivent surmonter les colonies d’abeilles affaiblies.
La compréhension des conséquences des facteurs détaillés ci-dessus devrait permettre d’améliorer la gestion des abeilles domestiques dans le cadre des « régimes commerciaux » utilisés pour leur hivernage tout en sachant que le scénario qui affecte A. mellifera met l’accent sur :
1. l’immunité,
2. la nutrition,
3. la phase d’hivernage,
4. le parasitisme de Varroa,
5.. les principaux virus vectorisés par l’acarien.
La prise de conscience de l’importance des ressources nutritionnelles de l’environnement et de l’apport nutritionnel pour l’hivernage amène des chercheurs à utiliser le terme "Nutrition de précision" pour étudier la nutrition des abeilles et la recherche de molécules clés qui seraient capables de renforcer les réponses des colonies à l’un ou à tous ces stress combinés.
La nutrition est un pilier majeur, mais pas le seul, dans la possibilité d’augmenter la résilience de nos colonies et améliorer leurs défenses face aux agressions environnementales.

Pourquoi des huiles essentielles ? Et pourquoi d’autres phyto-nutriments ?

Dans le maintien du métabolisme et système immunitaire de l’abeille, les huiles essentielles (H.E.) et les phyto-nutriments sont étudiés pour leur intérêt préventif et curatif des pathogènes internes à la colonie à savoir :
1. Le monde bactérien
a. le paenibacillium larvae de la loque américaine,
b. le melissococcus plutonius (par exemple) de la loque européenne,
2. les virus (virus des ailes déformées DWV, ou virus de la paralysie aigüe ABPV transmis par le varroa),
3. les champignons (ascosphera apis),
4. les parasites intracellulaires (Noséma Ceranae et api affectant la cellule intestinale) ,
5. les parasites externes comme le varroa destructor.

Dans leur environnement, les abeilles n’ont cessé d’aller chercher des éléments produits par les plantes qui, depuis des millions d’années, assurent l’équilibre de leur santé. Ces molécules (sucres, acides gras, acides aminés, polyphénols) sont importantes à implémenter dans les compléments de nourrissage surtout dans les circonstances d’appauvrissement de l’environnement, alors que la ruche n’aura pas eu le temps de refaire ses réserves après la récolte de miel.

A titre d’exemple :
1. H.E. et extraits de plantes
(polyphénols, flavonoïdes, acides gras et protéines du pollen)

• Une activité antimicrobienne efficace, une amélioration de la longévité des abeilles, une réduction notable des niveaux de nosémose, ont été observés pour des extraits de plantes
tels que :

  • des huiles essentielles de menthe, de mélisse, de coriandre, de thym,
  • la propolis,
  • l’huile de girofle,
  • leurs composés comme la caféine, le kaemphérol, l’acide gallique ou encore l’acide coumarinique (Pașca Claudia, 2021), (Wiese Natalie, 2018).

• Parmi les huiles essentielles de plantes actives contre le Paenicillium larvae, l’huile essentielle de thym vulgaire a une des plus hautes activités.

• Les extraits de H.E. de Laurier noble ont aussi prouvé leur efficacité antifongique et antibactérienne. Elles ont des activités antimicrobiennes notamment sur le paenicillium larvae, antivirales et améliorent la santé globale de la colonie.

• Une autre étude a révélé que l’huile essentielle d’ Eucalyptus robusta est riche en 1,8-cinéole. Elle est toxique et a un effet acaricide sur Varroa destructor. Ces extraits d’Eucalyptus ont des propriétés antivirales importantes pour lutter contre les virus transmis par le varroa mettant en péril la survie de la colonie en hiver.

2. Propolis
Les abeilles domestiques recueillent des résines végétales antimicrobiennes dans l’environnement et les déposent dans leurs alvéoles sous forme de propolis. La présence de propolis dans la ruche présente de nombreux avantages, notamment dans la lutte contre les pathogènes.
Certains composés (flavonoides) de la propolis seraient particulièrement actifs contre la bactérie Paenibacillus larvae, l’agent causal de la loque américaine et contre l’ Ascosphera apis,, l’agent fongique du couvain plâtré. Les composés phénoliques dérivés de la résine du peuplier seraient particulièrement inhibiteurs comme le 3-acyl-dihydroflavonol isolés du Populus fremontii (peuplier noir de Californie).

3. Extraits de champignons
Les abeilles ont été observées butinant le mycélium des champignons connus pour produire un large éventail de produits chimiques ayant une activité antimicrobienne, y compris des composés actifs contre les bactéries, d’autres champignons ou des virus.
Des extraits du mycélium de champignons de plusieurs espèces polypores connus pour leurs propriétés antivirales ont été testés. Les extraits de champignons amadou (Fomes) et reishi (Ganoderma) réduisent les niveaux du virus de l’aile déformée de l’abeille (DWV) et du virus du lac Sinaï (LSV) en fonction de la dose administrée.

4. Faut-il vraiment y rajouter du pollen ?
Le pollen constitue la meilleure source alimentaire de protéines et de lipides pour l’abeille en plus des phyto-nutriments contenus dans le nectar et les résines. Il est essentiel au développement de la colonie.
A titre d’exemple, les glandes hypopharyngiennes GH des abeilles domestiques sont petites chez les jeunes abeilles nouvellement émergées, mais atteignent une taille et une fonction maximales en 3 à 8 jours chez une ouvrière de la ruche. Par la suite, les glandes s’atrophient au fur et à mesure que les ouvrières assument des tâches de butinage. L’âge normal du premier butinage est très variable, mais se produit à 2 semaines de vie.
La transition de nourrice à butineuse est accélérée en cas de stress. Les abeilles stressées peuvent commencer à butiner dès l’âge de 4 à 7 jours.
Les abeilles stressées ont de plus petites GH et moins de lipides dans l’abdomen.
L’abeille d’hiver doit avoir un abdomen riche en lipides pour survivre.
La précocité du butinage a des conséquences négatives sur la santé des individus et de la colonie. Le comportement de recherche des butineuses est compromis et les échecs de la colonie augmentent lorsque les butineuses partent plus tôt que la normale.
Les GH sont très sensibles à la présence de pollen dans la ruche.

Une hormone essentielle au comportement de l’abeille varie avec la présence du stress et du pollen, l’octopamine. Celle-ci joue un rôle crucial dans la coordination de la réponse physiologique et comportementale de l’abeille à l’environnement. Elle augmente physiologiquement chez la butineuse.
Dans un contexte de stress, l’octopamine :
• libère les nutriments stockés pour permettre à l’organisme d’accéder à l’énergie nécessaire
aux réponses à l’environnement,
• accélère la transformation des nourrices en butineuses,
• atrophie les glandes salivaires,
• réduit le stock des réserves lipidiques abdominales.
Le pollen est :
• un important modulateur du métabolisme de l’abeille,
• une source de réserves lipidiques et protéiques,
• un modulateur hormonal et comportemental de la colonie.
L’accès à une nourriture de qualité affecte le développement et le fonctionnement des glandes hypopharyngiennes. Les composants protido-lipidiques du pollen affectent la vitalité et la longévité des abeilles.
Une raréfaction du pollen :
• cause une atrophie des glandes, vitales pour l’élevage,
• réduit le poids, la teneur en protéines et la longévité des abeilles.
Les abeilles ont besoin de sources de pollen dès que la ponte de la reine reprend en fin de saison hivernale.
Les voies protéiques et lipidiques favorisent les mécanismes de détoxification chez l’abeille, notamment des pesticides et ce toute l’année. La consommation de pollen permet une meilleure tolérance aux toxiques et de meilleurs niveaux de production d’énergie (mitochondries) malgré la présence de pesticides.
Une très belle étude de nutrigénomique de l’abeille nous écrit ceci : « En comparant les abeilles nourries au pollen et au sucre et les abeilles exclusivement nourrie au sucre, nous avons constaté que le pollen active les voies métaboliques et de détection des nutriments.
En outre, ces nutriments avaient une influence positive sur les gènes affectant la longévité et la production de certains peptides antimicrobiens de défense contre les pathogènes. »
Le pollen soutien la formation du tissu gras abdominal où sont produites les molécules antimicrobiennes naturelles (les défensines) et la Vitellogénine, hormone de l’oogenèse, qui a une action antioxydante et est un marqueur de longévité.
Le pollen seul n’est pas suffisant, mais semble être une condition nécessaire. Ils expliquent aussi que si le nectar des fleurs était un bon carburant, le pollen fournissait les nutriments indispensables au développement de leurs organes internes, leurs équilibres neurologiques et hormonaux.

Que penser donc d’un nourrissage exclusivement glucidique ?

Proposition de sirop de nourrissage :

Sur base de ces considérations, notre sirop de nourrissage habituel comprend :
• une base de jus de fruit (tel que HAPPYFLOR Z 10Litres),
• du pollen de vos abeilles (250g),
• du miel de vos abeilles(2KG),
• de l’extrait de propolis (5 pipettes-soit 5x1ml -propolis de peuplier ou « toute origine »),
• des huiles essentielles -5 gouttes

  • HE de romarin,
  • HE de thym à sarriette ou vulgaire,
  • HE de laurier noble,
  • HE d’eucalyptus globuleux,

• du vinaigre de pomme (5 cuillères à soupe).
Nous n’y avons pas encore incorporé les extraits de champignons (il existe des mix en poudre) mais nous y songeons.

Pour info, ces H.E. ont des compositions chimiques variables en fonction de leurs origines mais on retrouve dans ce mélange des composés décrits dans les études scientifiques
à savoir :
• 1,8-cinéol (eucalyptol) : laurier noble, romarin ou l‘eucalyptus globulus,
• alpha pinène : laurier noble, romarin,
• alpha-caryophyllène : thym, romarin,
• alpha-terpinéol, très puissant contre le nosema : laurier noble, thym,
• beta-phellandrène : eucalyptus.

Cette liste est bien évidemment non exhaustive !

Conclusion

Citation d’un article de Cédric Alaux dans « Nutrigénomique et abeilles » :

« La malnutrition est un facteur majeur affectant la santé animale, la résistance aux maladies et la survie. Pour l’abeille mellifère, le pollen, qui est la source principale de protéines, d’acides aminés et de lipides, est essentiel au développement physiologique de l’abeille adulte tout en réduisant sa sensibilité aux parasites et pathogènes. »

Il va sans dire que si nous voulons préserver la santé de nos abeilles domestiques et de toutes les abeilles sauvages, des pollinisateurs en général et la biodiversité de notre écosystème, un effort immense de conscientisation politique et sociétal doit être effectué.
Il s’agit d’encourager les efforts de biodiversité florale, d’encourager les plantations, les espaces sauvages dans le plus grand respect du travail agricole dans nos campagnes, et dans l’idée de chérir les espaces verts en ville, importants pour la santé physique et émotionnelle de tout un chacun.
Nous devrions tous nous unir, passionnés de pollinisateurs en tout genre. Nous devons réfléchir à des stratégies globales allant de l’échelle de l’abeille et de la ruche, à l’échelle de nos écosystèmes sauvages ou citadins.
Concernant la biodiversité florale, il est intéressant de trouver des articles relatant la digestion du pollen par les abeilles. C’est intéressant de noter comme les abeilles sauvages et les abeilles domestiques ne pollinisent pas toujours les mêmes plantes et ne sont pas toujours en compétition acharnée. Un article paru dans Nature raconte que certaines plantes n’ont pas forcément intérêt à être pollinisées par les insectes généralistes. Les plantes doivent dépenser beaucoup d’énergie pour fournir ce pollen et préfèrent parfois une espèce pollinisatrice bien spécifique, résultat d’une longue co-évolution. Les fleurs de certaines courges développent des pollens qui rendent les abeilles sauvages de type Bombus et nos abeilles un peu malades. Elles ont l’intestin qui gonfle et la paroi intestinale démontre de la mélanogenèse (réponse au stress). Leur pollen ne sera digeste que pour une espèce Eucera pruinosa.
De toute évidence, il est urgent de rediversifier amplement nos ressources pour les pollinisateurs, tous, sauvages comme ceux « dits domestiques », co-habitant et co-évoluant bien avant que l’homme n’apparaisse sur terre et ne détruise leur environnement.

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