L es Butineuses : la carte de la diversification jouée avec passion et énergie

Agnès Fayet

Entretien avec Chantal Jamotte et Katia Stilmant, deux apicultrices belges qui travaillent en tandem.

Elles font de l’élevage et de la production de miel et d’autres produits de la ruche dans la région de Monceau-en-Ardenne, aux confins du namurois et de la Province de Luxembourg.
Mère et fille sont pleines d’énergie et ont envie de développer leur activité. Elles jouent résolument la carte de la diversification et entrent peu à peu dans une dimension très professionnelle de l’apiculture. Nous les avons rencontrées.

AF - C’est original de pratiquer l’apiculture au féminin en famille. Comment cela a-t-il commencé ?
CJ - Au départ, c’est un de mes vieux rêves. J’ai toujours voulu être apicultrice, côtoyer les abeilles. Quand j’étais gamine j’allais extraire le miel avec mon parrain qui était comme mon grand-père en fait. Impossible d’aller voir les abeilles avec lui par contre : elles n’étaient pas sélectionnées pour la douceur à l’époque !
Quand j’ai vu qu’il y avait des cours à Carlsbourg, j’ai dit à Katia : « tu ne viendrais pas avec moi ? ». Et elle est venue pour me faire plaisir.
KS - Oui parce que ce n’était pas du tout mon truc. Je me disais : « Dans quoi elle m’embarque ? ».
CJ - Nous nous sommes donc inscrites à la formation donnée au Rucher Houille-Lesse-Semois et Katia a fini par être encore plus mordue que moi !
KS - C’est vraiment ça... (rire)
CJ - Nous nous sommes investies dans l’association. Nous y avons pris des responsabilités. Nous avons appris et l’envie a grandi peu à peu. Maintenant, je réalise mon rêve tous les jours ! Quand je suis dans mes abeilles, je suis en vacances. Je ne pense à rien d’autre. Mon esprit est tout à mes abeilles.

AF - C’est beau de réaliser un rêve comme celui-là !
CJ - Il a fallu des années ! ça ne fait que 10 ans que nous avons commencé... Un rêve réalisé tardivement.

AF - Comment en êtes-vous arrivées à ce stade de développement de votre activité ?
KS - Ça s’est fait progressivement, à côté des activités professionnelles. Je suis encore salariée. Je n’ai pas tout le temps nécessaire à consacrer à l’apiculture mais tant que je ne dois pas encore me dégager un salaire, nous pouvons investir pour nous donner les moyens de nous installer.



AF - Vous investissez sur fonds propres ? Quels investissements envisagez-vous à ce stade ?

KS - Je peux investir dans du matériel adéquat tant que je travaille à côté. Oui... ce sont des investissements personnels en grand partie. Pour la miellerie, nous avons quand même fait appel à du financement participatif (Miimosa) ce qui nous a permis de payer une partie du matériel et de remplacer notre petit extracteur par un extracteur de grande capacité.
CJ - Nous pensons aussi à construire un bâtiment de stockage... Notre matériel est pour l’instant trop dispersé : on perddu temps à cause de ça.
KS - Oui. On a pas mal de matériel dispersé et un peu trop de modèles. On travaille en Dadant 10 cadres, en Langstroth 9 cadres, en Langstroth 10 cadres... On a des cadres droits, des cadres Hoffmann... On a vraiment besoin de rationaliser, de standardiser notre matériel.
CJ - La Dadant 10, c’est plus pour la production d’essaims. La majorité des apiculteurs sont en Dadant dans la région. Pour la production de miel, on reste en Langstroth. Il faut dire qu’en Langstroth, quand on a bien assimilé la façon de travailler, on a de bons résultats. C’est plus facile à gérer que les ruches Dadant de notre point de vue. Pour l’essaimage par exemple.
KS - En pratiquant le plan Demarée par exemple. En début de saison, nos ruches sont sur 2 corps. Quand elles hivernent, elles ont toujours la nourriture au-dessus ce qui évite les problèmes d’accès à la nourriture si le froid revient. Pendant l’hiver, elles remontent dans la 2° hausse au fur et à mesure. Et donc quand on arrive au mois d’avril, le couvain est vraiment entre les 2 corps. A ce moment là, quand la population devient plus forte, on permute les deux corps, on casse le noyau de couvain. La reine va venir re-pondre là où il y a un vide et ça va augmenter plus vite la population. Ça stimule la ponte de la reine. Quand on arrive au mois de mai, avec les premières amusettes, on applique la méthode Demarée. On laisse le premier corps en bas. On met une grille à reine. On met un corps de cire gaufrée et on remet le 2° corps au-dessus. On fait bien attention d’avoir laissé la reine en dessous ! On attend 8 jours.
Au-dessus, ça provoque une sorte d’essaim artificiel. On détruit les cellules royales : les abeilles vont élever comme si la colonie était orpheline. Dans 80% des cas, on casse l’essaimage et on n’a plus besoin d’aller visiter systématiquement.
Ça dépend aussi de la météo, de la température. Il ne faut pas le faire trop vite, ni dans le cas où la fièvre d’esssaimage st trop avancée. Mais quand on a bien la technique, ça facilite la vie.

AF - Vous utilisez aussi des ruches en plastique. Ce sont des Dadant ?
KS - Non, ce sont des Langstroth. On ne les trouve pas telles qu’elles dans le commerce. On prend 1⁄2 corps Dadant et 1⁄2 hausse Dadant et ça fait une Langstroth.


AF - Vous pouvez nous expliquer pourquoi vous préférez le plastique ?
CJ - On n’est pas particulièrement convaincues que le plastique est un bon matériau mais physiquement c’est beaucoup moins lourd.
KS - Nous sommes des femmes.
CJ - C’est plutôt une question de poids de la ruche, de poids des hausses...
KS - C’est pour cela qu’on avait déjà des 9 cadres. C’est moins lourd. Mais pour nous, c’est encore trop lourd.

AF - Du point de vue de la thermorégulation de la colonie, dans une ruche en plastique, vous ne pensez pas que ça a un impact différent des ruches en bois ?
CJ - L’hivernage se passe bien.
KS - Le seul problème, c’est quand il fait très très chaud en été. On a déjà eu les cadres extérieurs qui fondaient dans les hausses. Mais, prochaine étape, on veut les isoler...
CJ - On peut mettre un isolant dans la double paroi de la ruche plastique. Maintenant, en entretien, le plastique est facile. Mais la principale explication de départ, c’est le poids.

AF - Vous n’avez pas d’outils pour vous aider au rucher ?

CJ - Ce n’est pas facile d’avoir des outils quand le sol n’est pas plat.
KS - On a un seul rucher très à plat. Dans notre rucher couvert, nous avons installé un système de palan pour lever les ruches. C’est pratique.

AF - Vous avez un seul rucher ?

KS - Non... un seul rucher couvert. Mais plusieurs ruchers au total, sur des terrains que nous avons acheté.
CJ- C’est une difficulté d’avoir des terrains. La terre est désormais achetée par des investisseurs et les agriculteurs ont du mal à obtenir des terres. Alors deux apicultrices qui veulent acheter des petites parcelles de terrains agricoles pour placer des ruchers, c’est compliqué.
Même placer des ruches chez les autres, ça ne marche pas très bien car souvent les gens ne veulent que 2-3 ruches ce qui implique beaucoup de déplacements et de perte de temps.
KS - Ça fonctionne un peu mieux quand même avec la jeune génération.
CJ - L’idéal pour nous c’est d’avoir des terrains en propriété que nous pouvons aménager à notre façon.
L’autre difficulté, c’est que nous ne pouvons bénéficier d’aucun soutien à l’installation puisque l’apiculture sort du cadre agricole classique. Suivre les cours A et B, faire des stages dans une ferme pendant 6 mois, apprendre à élever des bovins ou autres alors que l’on élève des abeilles...Rien n’est bien cohérent et rien n’est bien adapté.


AF - Combien de colonies avez-vous ?
KS - Pour l’instant nous avons 60 ruches de production de miel, des ruches pour la production d’essaims et des minis-plus pour la production de reines.

AF - Avez-vous perçu le changement climatique dans la région et comment vous y adaptez vous ?
CJ- Ça va encore ici. Bien sûr l’an dernier il a plu beaucoup mais c’était pour tout le monde et ça peut arriver certaines années. On voudrait faire plus en apiculture et que Katia diminue son temps de travail. Mais l’année dernière on a récolté le 1⁄4 de ce qu’on fait d’habitude. Du point de vue économique, on ne peut pas vivre à 2. Même seul c’est compliqué. Cette incertitude est un frein quand même.
KS - C’est la raison pour laquelle on rêve de trouver d’autres pistes de développement pour compléter la production de miel.

AF - Quelles pistes avez-vous ? Vous faites déjà beaucoup du point de vue de la diversification de la production...
CJ - La gelée royale par exemple... On a commencé. On s’est formé en France avec le GPGR. Mais c’est difficile d’avoir des reines à gelée. Il y a aussi le temps de travail à dégager régulièrement. La gelée royale, c’est plus rythmé et ça demande de la régularité.
KS - On pourrait le faire si j’étais à temps plein sur l’apiculture. J’aimerais aussi développer plus l’élevage, la production d’essaims. J’ai pris un 4/5° pour m’impliquer un peu plus dans ce développement apicole. Mais ça reste difficile. Il faudrait sauter le pas et aller vers une activité apicole totale pour espérer développer correctement les différentes activités. C’est une prise de risques et j’en suis encore au stade de l’hésitation, des calculs...
CJ - On a déjà aménagé un laboratoire pour la production de gelée royale. On arrangé ça toutes les deux. On est prêtes !
KS - Et puis on récolterait bien du pollen aussi. Mais c’est le même frein : le temps, la flexibilité. On a pourtant des demandes des clients.

AF - Il est vrai que vous avez déjà une petite image : vous commencez à être connues.
KS - Oui... nous sommes les petites productrices locales. Et il y a un contraste, sur les marchés, avec certains « gros » apiculteurs qui vendent du miel standardisé.

AF - Les consommateurs parviennent à faire la différence, non ?

KS et CJ (en chœur) - Pas toujours !
KS - Il y en a qui demandent quand-même : « vous ne faites pas du miel de lavande ? Il y en a sur le stand d’à côté. » On peut alors commencer à les faire réfléchir : « vous avez vu beaucoup de champs de lavandes par ici ? ». Tout ceci se passe de commentaires...
Ce qui nous a aidé , ce sont les discussions avec la clientèle. Parler, expliquer, répéter. Et les analyses du CARI nous ont aussi beaucoup aidé à communiquer notre différence. Bien entendu, les « gros » apiculteurs concurrents ne font aucune analyse, ne connaissent pas l’apiculteur qui a produit le miel et ne savent même pas s’il respecte les protocoles ni si c’est vraiment du miel à 100 %. Ils ont des étiquettes avec la mention UE-Non UE. Nous pouvons de notre côté communiquer sur notre miel, sur sa qualité, sur son origine. Pour un client, voir le numéro d’analyse, la contre-étiquette, ça rassure.
CJ - Pour nous, c’est un argument de vente. Nous communiquons beaucoup.

AF - Et vous réussissez à vendre aussi le pain d’abeille ? Je vois que vous en proposez.
CJ - Oui, même si c’est plus compliqué... Les gens sont intrigués. Ils posent des questions. Souvent, ce sont des clients qui veulent du pollen à qui on explique ce qu’est le pain d’abeilles. Ils sont séduits par le fait que c’est un produit complet, déjà conditionné par les abeilles en quelque sorte. Le goût est presque plus
agréable aussi.
KS - Le pain d’abeille est un tout nouveau produit. Nous avons commencé en période COVID.

AF - Comment vous y prenez-vous pour la récolte ?
CJ - On garde nos cadres avec beaucoup de pollen et on les met au congélateur. On a une broyeuse puis le produit est ensuite trié à la main.
KS - On en fait peu.
CJ - J’ai fait environ 200 pots l’an dernier. AF - Vous pensez que c’est une bonne solution à envisager, la production de pain d’abeilles plutôt que le pollen ?
KS - C’est plus facile à récolter, moins contraignant en terme de temps et de fréquence. Le pain d’abeilles reste dans la ruche. Et l’avantage que l’on a aussi, c’est qu’en Langstroth, on a plus de rotation de cadres qu’en Dadant. On peut ainsi faire de la valorisation.

AF - La pluri-production, le local, l’artisanal, le miel analysé qui suscite la confiance...
CJ - Sur les marchés, il y a beaucoup de passage, des touristes, etc. J’envoie régulièrement du miel à Mons, en Flandre ou ailleurs. Cela crée notre clientèle. Certains reviennent régulièrement nous acheter du miel.


AF - Donc les marchés sont une bonne porte d’entrée pour la vente de miel
.
KS - Oui... Nous avons commencé par les marchés dans la région. A Paliseul il y a un marché du terroir une fois par mois.
Les gens le connaissent et viennent vraiment pour faire leurs courses. Les marchés de Noël aussi marchent très bien.
On vend de plus en plus chaque année, malgré la présence de nombreux autres apiculteurs. C’est aussi une porte d’entrée pour placer des pots de miel chez les commerçants qui nous connaissent déjà pour nous avoir vu sur les marchés.

AF - Vous restez sur les marchés locaux.
KS - Nous sommes allées jusqu’à Dinant pour un marché de Noël. On va un peu à Herbeumont. Mais autrement c’est en effet assez centré sur notre village et les communes voisines.
CJ - On dépose aussi des cartons de miel dans plusieurs grandes surfaces locales, dans des boutiques, certaines avec un passage touristique important. On a les petites boucheries, les magasins de cadeaux qui incluent nos produits dans des paniers de produits locaux. On travaille aussi avec des petits magasins de
produits de terroir, des comptoirs paysans. Mais chaque fois, c’est une organisation de livrer.


AF - Et pour avoir ce réseau de commençants, vous avez dû démarcher ?

CJ - Au départ, on a dû démarcher. Mais pas tant que ça. Maintenant, c’est eux qui font la demande.
KS - Et se développent aussi les réseaux paysans qui assurent la logistique de livraison et font rayonner les produits dans toute la Province de Luxembourg.
Par exemple le Réseau Solidairement à Libramont (https://www.reseau-paysan.be/).

AF - Et cette stratégie de diffusion en réseau local suffit pour la vente de votre production ?
KS - Oui, ça nous a suffit jusqu’ici. Quand on a deux bonnes années de suite, on valorise le stock restant en faisant faire de l’hydromel chez Xavier Renotte.
Xavier demande l’analyse du CARI pour savoir comment il doit travailler le miel. Les taux de sucre sont importants, etc. Il faut bien le prévoir.

AF - Oui, j’imagine que cela ne s’improvise pas. La demande doit être importante également ?
KS - Depuis que Xavier propose un service d’hydromel à partir de petites quantités, le service connait un vif succès. Il faut prévoir de l’attente. Sans compter le temps de fabrication du produit.
C’est la garantie d’un travail de qualité. Nous avions essayé via un hydromelier français mais ce n’était clairement pas le même service. On ne l’a fait qu’une fois : il prend notre miel et on repart avec des bouteilles d’hydromel. Ce n’est pas ce type de produit que nous voulions commercialiser. Nous tenions à ce que l’hydromel soit fait avec notre propre production. Bien sûr, notre hydromel est prêt un an plus tard. C’est la marque du respect du produit. Xavier est un hydromelier perfectionniste qui travaille minutieusement.

AF - Vous avez donc démarré avec l’argument proximité. Ensuite c’est la qualité.
KS - Quand on a créé la société, on a mis le siège social chez moi. L’adresse sur les pots a donc changé. Et bien les clients me téléphonaient pour savoir si c’était toujours bien nous, si les ruches étaient toujours bien là dans la région.

AF - Les consommateurs ?
CJ - Oui... c’est incroyable. Les consommateurs commencent à beaucoup entendre des messages dans la presse sur les fraudes et les magouilles et ils deviennent méfiants. Ils posent des questions. Parallèlement, la période COVID a développé un peu plus l’intérêt pour le travail de l’artisan local. Mais parfois, c’est là aussi une image trompeuse...
Le bouche-à-oreille fonctionne vraiment bien, surtout dans les villages. Les gens qui travaillent bien en profitent !

AF - Vous vendez le miel uniquement en petite quantité ?
KS - Oui... Pour l’instant nous mettons toute notre production en pots pour bien la valoriser.
CJ - On a une empoteuse. Mais on pense désormais à ne mettre en pots que la production que l’on estime vendre en une année. Le reste pourrait rester en seau pour une autre valorisation : hydromel ou bière.

AF - Votre bière au miel est vraiment votre bière au miel si j’ai bien compris...
CJ - Oui. Les débuts ont été laborieux mais notre brasseur fait un brassin à partir de notre propre miel, en très petite quantité et à une fréquence artisanale. C’est une petite brasserie artisanale.
KS - On est loin de la « bière à étiquette » et du brasseur qui vous dit « la recette c’est ça ». Notre bière bénéficie d’une recette « sur mesure », à 20 grammes de miel par litre (c’est 10 grammes habituellement).
CJ - Comme Xavier Renotte pour l’hydromel, le brasseur demande les analyses CARI pour la réalisation de sa recette.
KS - On part toujours sur un miel d’été pour la bière. On n’a jamais assez de miel de printemps... Le miel d’été est plus constant également d’une année à l’autre.
CJ - La brasserie est à quelques kilomètres d’ici, au milieu des bois. C’est la brasserie artisanale Invictus à Gedinne qui a quand même 6 ou 7 sortes de bières à proposer.
KS - Notre bière est un produit qui fonctionne très bien chez les petits commerçants chez qui nous déposons nos produits. Le rythme ne suit hélas pas.
La demande des consommateurs augmente et la production reste au rythme de l’artisan. On a encore d’autres projets pour des produits de bouche, mais c’est une surprise ...

AF - Vous cherchez chaque fois à vous associer à un artisan local qui travaille bien. La qualité avant tout !

KS - Oui. C’est ce qui marche : la qualité, pas seulement le marketing.

AF - En tout cas, sur un marché, cette panoplie de produits proposés doit être une démarche payante...
CJ - Oui... Sur les marchés, nous avons une table de 4 mètres. D’un côté, nous exposons nos bougies et de l’autre les produits Propolia que nous revendons. Au milieu, nous plaçons nos différents produits. Nous essayons de rendre le tout bien attractif !

AF - Et bien il me reste à vous souhaiter un beau succès pour la saison qui va commencer. Et pour l’avenir, je pense que la relève est déjà assurée... Avec la petite Zoé c’est 3 générations d’apicultrices en perspective !
KS - On verra... (sourire). Mais c’est vrai qu’elle est déjà bien impliquée...