Colonies d’abeilles mellifères sauvages : réalité et utilité

Orianne ROLLIN

Lors de la 9ème édition du Congrès Européen d’Apidologie (Eurbee) en septembre dernier en Serbie, j’ai eu la chance de rencontrer une équipe de chercheurs de l’Université de Belgrade travaillant sur la survie des colonies d’abeilles. Alors que la plupart des spécialistes d’Apis mellifera s’attèlent à trouver des solutions pour mieux gérer les colonies en adaptant les pratiques apicoles, Jovana Bila Dubaić et Slobodan Davidović font partie de ces chercheurs ayant une autre approche : celle de l’étude des populations férales en milieu urbain et de leurs adaptations permettant leur survie sans intervention humaine. Un nouveau regard sur la réconciliation de l’homme avec la nature qui l’entoure et le partage de son environnement avec elle.

Qu’est-ce qu’une colonie férale ?

Si pour beaucoup l’abeille mellifère est synonyme d’espèce domestiquée, l’utilisation même de ce terme (i.e. domestique) n’est pas d’une validité absolue. Il est plus correct de parler d’espèce « gérée » par l’homme (« managed bee  » en anglais) pour la production de miel et autres produits de la ruche, ainsi que pour la pollinisation des cultures, comme c’est également le cas pour d’autres espèces d’abeilles (ex. bourdons, mégachiles, osmies).
Le contrôle des populations gérées ne peut être absolu et présente des limites. Par exemple, les pratiques apicoles ne permettent pas un contrôle total de l’accouplement et de la reproduction des individus. Certaines colonies peuvent également essaimer et s’établir seules dans leur environnement. On parle alors de colonies férales ou sauvages (« free-living colony  »).
Pour les spécialistes, une colonie d’abeilles mellifères sauvages est généralement considérée comme un essaim établi dans son environnement et ayant déjà survécu à un ou plusieurs hivers sans aucune intervention de l’homme. En d’autres termes, il s’agit d’essaims ayant « échappé à la gestion humaine » et qui sont retournés dans la nature.


Colonies sauvages d’abeilles mellifères : mythe ou réalité ?

Les colonies sauvages subissent de manière violente les différentes pressions environnementales et sanitaires. L’intensification des pratiques agricoles, la perte d’habitats naturels, l’introduction de sous-espèces non-indigènes par les apiculteurs et la propagation de nouveaux agents pathogènes sont les principales causes ayant initié le déclin des populations sauvages d’abeilles mellifères. La situation fut telle que les populations sauvages ont presque disparu en Europe et certaines sous-espèces d’Apis mellifera sont localement menacées d’extinction.
Cette régression a particulièrement été frappante suite à l’arrivée de l’acarien Varroa destructor en Europe dans les années 1980. Ses effets dévastateurs sur les colonies ont longtemps laissé penser que la survie des populations d’abeilles mellifères sauvages dans la nature, sans traitement de lutte contre varroa, était impossible ou extrêmement limitée, la colonie ne survivant pas plus de 2 ans 5.
Or depuis quelques années, des études attestent de la présence et de la persistance de colonies sauvages d’abeilles mellifères un peu partout en Europe (son aire d’origine) malgré la présence de varroa. C’est le cas en Angleterre, Allemagne, France, Italie, Irlande, Pologne, sud de l’Oural ou encore en Serbie.
Alors que les forêts et éléments boisés semblent importants dans le maintien de ces populations sauvages d’abeilles mellifères, les milieux urbains semblent eux aussi particulièrement propices à l’installation et à la survie de ces populations.

Les villes : un refuge pour les colonies sauvages

Les villes sont considérées comme des espaces refuges pour l’ensemble des abeilles sauvages non-Apis (bourdons, osmies, andrènes, etc…), mais elles le sont également pour les populations sauvages d’abeilles mellifères. Creux dans des troncs d’arbres, charpentes d’églises, murs en pierre délabrés…, les infrastructures urbaines offrent une infinité d’opportunités pour accueillir un grand nombre de colonies d’abeilles sauvages. Additionnez à cela l’absence ou la forte réduction de pesticides et les nombreuses ressources florales des parcs et des zones boisées des villes, tout y est.
C’est ce qui a été observé dans la capitale Serbe. Selon Jovana Bila Dubaić et le Dr. Slobodan Davidović de l’Université de Belgrade, plusieurs centaines de colonies sauvages survivent au coeur de la ville sans l’intervention de l’homme et sans causer de dérangement auprès de la population locale. Au cours de la période 2011-2017, ils ont compilé une abondante base de données issue en grande partie de la science citoyenne, rassemblant plus de 1371 enregistrements. Parmi eux, 460 ont été clairement identifiés comme des colonies sauvages et 537 comme des essaims échappés de ruches (les 374 enregistrements restants ont été retirés des analyses car leur statut n’était pas clair).
Bien que les forêts et les éléments boisés soient de bons refuges pour les essaims d’abeilles en Europe(, l’équipe de chercheurs serbes a montré que les différentes opportunités de nidification ne sont pas utilisées de la même manière par les essaims échappés de l’année et les colonies sauvages implantées. Les essaims de l’année utilisent préférentiellement des cavités dans des troncs d’arbres (59,8 %) alors que les sites de nidifications des colonies sauvages sont aux trois-quarts dans des infrastructures de bâtiments (41,6 % dans des murs et façades, 30,7 % dans des caissons de volets roulants en bois et 7,3 % dans des cheminées) (Fig. 1).

Fig.1 : Distribution des types de sites de nidification des colonies sauvages (A) et des sites d'essaimage (B) dans la ville de Belgrade, Serbie. © Tiré de Dubaić et al. 2021.
Fig.1 : Distribution des types de sites de nidification des colonies sauvages (A) et des sites d’essaimage (B) dans la ville de Belgrade, Serbie. © Tiré de Dubaić et al. 2021.

Il est toutefois à souligner que ces tendances peuvent varier selon le contexte local. La géographie, le climat, la politique, l’histoire du développement de la ville en question sont autant d’éléments pouvant moduler l’attractivité du lieu. Comme le précise les auteurs des deux études réalisées à Belgrade, la capitale serbe est une ville particulièrement propice à cette colonisation naturelle par des colonies sauvages en raison d’un contexte socio-économique particulier. Selon eux, des villes telles que Belgrade, présentant une faible gestion/restauration des infrastructures urbaines, combiné à des problèmes de juridiction des services publics et une pénurie de financements et d’employés spécialisés pour répondre aux demandes d’éliminer les colonies sauvages et les essaims, sont des milieux propices à l’installation et la multiplication des abeilles mellifères sauvages.

Une tolérance aux pathogènes accrue

Les populations d’abeilles mellifères sauvages sont sources de connaissances. Les étudier permet de mieux comprendre leur résilience et leurs capacités d’adaptation face aux contraintes environnementales toujours plus nombreuses.
Dans le cas de Varroa destructor, il est par exemple établi que les colonies ne survivent pas plus de 2 ans en absence de traitement et encore moins lorsqu’aucun changement fréquent de reine n’est effectué. Or des colonies sauvages persistent aujourd’hui durant plusieurs années, sans aucune intervention de l’homme. Elles ont donc développé des niveaux de résistance et/ou de tolérance leur permettant de s’adapter à cet acarien et à d’autres pathogènes comme Nosema ceranae ou des virus.
Il a été montré récemment que les populations sauvages présentent un taux de parasites plus faible que les colonies domestiques. D’autres études menées en Caroline du Nord (Etats-Unis) par l’équipe du Dr. Margarita López-Uribe ont également montré que les abeilles mellifères sauvages et gérées présentaient des niveaux différents d’expression des gènes codant pour leur immunité. À des charges élevées d’agents pathogènes, les colonies sauvages expriment une réponse immunitaire plus importante que celle observée chez les populations gérées.

Les résultats de ces différentes études laissent à penser qu’au lieu de résister aux agents pathogènes en les combattant, les colonies sauvages ont développé une tolérance accrue aux pathogènes, comme par exemple pour le virus des ailes déformées (DWV pour Deformed wing virus) et de la cellule royale noire (BQCV pour Black queen cell virus).
Pour rappel, la tolérance fait appel à la capacité des individus à résister à des charges en pathogènes très fortes sans que la santé et la reproduction des individus ne soient affectées. Dans le cas de varroa, une colonie tolérante pourrait avoir des charges élevées d’acariens et ne jamais développer de syndrome particulier. En revanche, en cas de résistance à un pathogène, l’individu affecté tend à limiter la capacité de reproduction/multiplication de l’agent agresseur. Dans le cas de varroa, une colonie résistante tendrait par exemple vers une augmentation des comportements de toilettage pour éliminer les acariens.

Un apport génétique, source d’adaptation

La présence d’une grande diversité génétique dans les populations d’abeilles mellifères représente une source importante d’adaptation écologique des colonies face aux enjeux environnementaux actuels, notamment dans le contexte du changement climatique.
En effet, plusieurs études ont montré qu’une augmentation de la diversité génétique au sein d’une colonie réduit les effets négatifs des parasites et agents pathogènes, augmente l’efficacité de butinage, et améliore la thermorégulation dans la ruche. Une réduction de la diversité génétique au sein de la colonie peut donc affecter la capacité des populations d’abeilles mellifères à s’adapter aux nouvelles menaces, ce qui est conforme au déclin mondial des colonies gérées.
Les études comparées entre abeilles mellifères sauvages et gérées ont confirmé cette tendance, avec une immunocompétence plus élevée chez les colonies sauvages, en raison de leur plus grande diversité génétique. Chez les abeilles mellifères gérées, la sélection génétique artificialisée par l’apiculture a pu supprimer certains des avantages de cette diversité génétique naturelle, d’où une réponse immunitaire amoindrie.
D’autre part, l’étude menée à Belgrade a montré que les colonies sauvages ont des profils génétiques à la fois plus diversifiés mais également très différents de ceux observés pour les colonies gérées par l’homme sur la même zone. Ces résultats suggèrent que l’urbanisation pourrait être un moteur de la diversité génétique des abeilles mellifères sauvages mais également que les populations sauvages ne sont pas issues pour seule part d’essaims échappés de ruches, mais bien d’un renouvellement autonome dans la région.
Ainsi, les populations sauvages d’abeilles mellifères, loin de fragiliser les populations gérées, pourraient au contraire constituer des sources indispensables de diversité génétique à utiliser dans les programmes de sélection visant à améliorer la santé des abeilles mellifères de manière globale.

Références :

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