Les capacités cognitives de l’abeille

La colonie d’abeille présente des capacités remarquables, souvent dues à son organisation en tant que « superorganisme ». Mais quand est-il de l’intelligence individuelle de chacune des abeilles qui la compose ? De nombreux scientifiques s’interrogent sur la question et visent à en connaitre davantage sur les facultés cognitives de l’abeille en tant qu’individu. Cet article aborde les sujets tels que la mémoire, l’apprentissage de concepts et les mécanismes cérébraux de l’abeille.

L’abeille comme cas d’étude scientifique idéal

Selon Martin Giurfa, professeur de neurosciences à l’Université de Toulouse et créateur du Centre de Recherche sur la Cognition Animale au CNRS, l’abeille mellifère présente un cas d’étude idéal. Son génome est entièrement séquencé et elle possède un réseau neuronal relativement simple, comptant un total de 950 000 neurones contenus dans un volume de 1 mm3 (Giurfa et al.,2003) contre 100 milliards chez l’humain. De plus, l’abeille présente toujours un certain intérêt pour une source de nourriture sucrée (Giurfa et al.,2003). Il est donc aisé de mettre en évidence ses capacités cognitives, simplement en observant son comportement lorsqu’elle est confrontée à des situations complexes pour accéder à cette source de nourriture.

L’abeille et la mémoire

Tout apiculteur a déjà pu observer le butinage sans faille d’une abeille, se déplaçant d’une fleur à l’ autre tout en restant fidèle à la même essence. Cette constance florale permet à l’abeille d’optimiser le butinage et démontre chez elle une certaine capacité d’apprentissage et de mémorisation. Elle apprend à reconnaitre une essence florale et la mémorise ensuite pour s’y focaliser entièrement. Parmi les apprentissages, les abeilles sont capables d’apprendre les odeurs, les couleurs et la position dans l’espace d’une source de pollen. D’après de multiples expériences, il est démontré que la répétition chez l’abeille n’est pas toujours nécessaire pour former une mémoire à long terme (qui peut durer plusieurs jours). Pour une butineuse sur deux, il suffit de lui présenter une seule fois une odeur pour qu’elle la mémorise et qu’elle y associe un réflexe « conditionné » (Menzel et al., 2001, Giurfa et al.,2003). En effet, des scientifiques ont pu mettre en évidence une extension systématique de la trompe de l’abeille lorsqu’on lui présente une odeur qu’elle a mémorisée et associée à une source de nourriture sucrée (Kuwabara M. et al., 1957 ; Bitterman et al.,1996). Il a aussi été démontré que le processus de mémorisation est meilleur lorsque l’abeille est motivée (une abeille affamée a une très bonne mémorisation).

L’abeille et l’apprentissage de concepts

Les concepts relationnels sont les concepts relatifs aux relations entre des objets. Ces relations peuvent être de type « plus grand que… », « à droite de … », « au-dessus de… », etc… Ces concepts ne dépendent donc pas de la nature physique des objets mais bien de la relation qui existe entre ces objets (Avarguez et al.,2012). Comprendre ces relations démontre une certaine capacité cognitive puisqu’il s’agit d’intégrer une notion abstraite (Giurfa et al.,2003). Afin de savoir si les abeilles les comprennent, il leur est demandé d’opérer un choix sur base de ces dernier. Pour trouver la récompense, l’abeille doit par exemple choisir entre deux objets et systématiquement sélectionner « le plus grand des deux », indépendamment de la taille intrinsèque de chacun de ces objets. Si elle atteint la récompense, c’est qu’elle est capable d’intégrer et de mettre en pratique ces concepts relationnels.

Parmi les concepts relationnels, le concept d’équivalence a été testé chez l’abeille (Giurfa et al.,2003). Pour ce faire, un dispositif expérimental en forme de Y (voir image ci-dessous) dans lequel l’abeille doit opérer un choix entre 2 mêmes dessins mais de couleur différente pour trouver la récompense a été mis en place (Avarguez-Weber et al., 2013). A son entrée dans le dispositif, la couleur du dessin derrière lequel se trouve la récompense est présentée à l’abeille. Cette dernière, pour trouver la récompense doit donc comprendre qu’elle doit choisir le dessin de la même couleur que celle qui lui a été présentée lors de son entrée dans le dispositif (concept relationnel d’équivalence). Comme illustré sur l’image, l’expérience a aussi été réalisée avec des motifs (horizontaux ou verticaux).

Labyrinthe en Y - ©Avarguez-Weber et al., 2013
Labyrinthe en Y
©Avarguez-Weber et al., 2013

Après 60 aller-retours (entrainement), il a pu être démontré que les abeilles font le bon choix dans 75% des cas (Avarguez-Weber et al.,2013). De plus, il a pu être observé que les abeilles entrainées avec les couleurs font généralement un sans-faute lorsqu’elles sont confrontées au dispositif rayé pour la première fois (Avarguez-Weber et al.,2013). Elles sont donc capables d’apprendre des règles conceptuelles et de les appliquer dans des cas de figure différents. En plus du concept d’équivalence, les abeilles sont aussi capables d’apprendre et de comprendre d’autres concepts relationnels tel que le concept de différence (Giurfa et al., 2003).

L’abeille et les concepts numériques

Il est déjà admis que les abeilles savent compter (Zhang et al.,2005 ;Dacke et al.,2008). Dans son expérience Mr Zhang a utilisé le même dispositif en Y que celui évoqué ci-dessus. A son entrée dans ce dispositif, une image contenant un certain nombre de symboles est présentée à l’abeille. Ensuite, elle doit choisir entre 2 images, la récompense se trouvant derrière l’image contenant le même nombre de symboles que sur l’image présentée à son entrée. Il a pu être observé que l’abeille parvient à faire le bon choix même lorsque les symboles des deux images sont différents. C’est la preuve que les abeilles savent compter (Dacke et al., 2008) et on considère actuellement qu’elles savent compter jusqu’à 5.

Alors que l’on sait que les abeilles savent compter, il est pertinent de s’interroger sur un potentiel classement des nombres dans un ordre croissant de gauche à droite. Pour les humains, c’est en effet le cas depuis le plus jeune âge et cela a pu être démontré sur des nouveaux nés entre 2 et 3 mois. C’est ce que l’on appelle la ligne mentale numérique. Afin de savoir si une telle ligne mentale numérique existe pour l’abeille, une expérience utilisant un dispositif en Y similaire à celui décrit ci-dessus est menée (Giurfa et al., 2022). Lorsque les abeilles rentrent dans ce dernier, une image contenant un certain nombre de symboles leur est présentée. Ensuite, un même nombre de symboles (différent de celui de l’entrée) leur est présenté dans les 2 embranchements du Y. Si ce nombre est plus petit que celui présenté à l’entrée, les abeilles se dirigent vers la gauche, alors qu’elles se dirigent vers la droite s’il est plus grand. Deux groupes d’abeilles sont entrainés dans le cadre de l’expérience. Au premier groupe d’abeille est présenté le nombre 1 quand elles rentrent alors que c’est le nombre 5 qui est présenté au deuxième groupe d’abeille. Ensuite, ces 2 groupes d’abeilles doivent choisir à l’embranchement entre 2 images présentant 3 symboles. Il a pu être observé que le premier groupe d’abeille se dirige vers la droite alors que le second groupe se dirige vers la gauche. C’est la preuve que les abeilles ont bien une ligne mentale !

L’abeille et les mécanismes cérébraux de la motivation appétitive

Les motivations qui mènent l’abeille à partir butiner suscitent aussi l’intérêt de la science. Existe-t-il chez l’abeille un réseau neuronal du désir qui permettrait d’expliquer ces motivations de recherche de nourriture ? Chez l’humain, on sait que c’est la dopamine (une molécule biochimique appelée « neurotransmetteur ») qui est responsable du désir et qui agit au sein du réseau de l’appétence pour susciter une certaine motivation de s’alimenter. Partant de ce constat, Mr Giurfa a observé le cerveau de l’abeille et a également pu mettre en évidence un grand nombre de zones de libération de dopamine (Huang et al.,2022). Cette découverte présentant une piste intéressante, il est intéressant d’étudier les variations du niveau de dopamine dans le cerveau de l’abeille durant l’activité de butinage. De cette étude, il en résulte que la concentration en dopamine fluctue en fonction de l’activité de butinage. De grandes concentrations sont observées lorsque les abeilles arrivent à la source de nourriture ou lorsqu’elles dansent alors que de faibles concentrations sont enregistrées lorsqu’elles viennent de manger (Huang et al.,2022). Faire l’hypothèse d’une activité de butinage nulle en absence de dopamine est donc pertinent. Pour vérifier cette dernière, Mr Giurfa a traité les abeilles avec un inhibiteur de dopamine. Suite à cette manipulation, il a pu observer que les abeilles volent moins et qu’elles n’ont plus tellement envie de sortir butiner… Cette observation permet de conclure à l’importance de la dopamine dans la motivation de butinage des abeilles.

Conclusion

Les ouvrières ont des capacités d’apprentissage qui rivalisent avec celles des vertébrés (Bitterman, 1996 ; ) et des capacités cognitives étonnamment complexes qui peuvent être selon Mr Giurfa à l’origine d’une remise en question de la soi-disant « supériorité humaine ». Il reste encore énormément à apprendre sur l’intelligence de l’abeille en tant qu’individu. Toutes ces découvertes sont d’autant plus impressionnantes que son cerveau ne contient que 950 000 neurones comparé au cerveau humain qui en compte plus de 100 milliards.

Bibliographie

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