« À l’orée du bois » et au cœur d’un écosystème de production alimentair vertueux

Agnès FAYET

Nous sommes à l’orée du Bois de la Houssière à Écaussinnes-d’Enghien. « À l’Orée du Bois », c’est justement le nom que porte le projet de Virginie et Bruno Harmant, apiculteurs et maraîchers bio. Le projet repose sur un grand nombre de valeurs au potager comme au rucher : l’autonomie alimentaire, l’éducation par la nature, le partage d’animations positives, le respect des saisons et la vie au rythme de celles-ci, le bonheur de vivre au contact avec les animaux… Rencontre avec Bruno Harmant.

AF - Peux-tu nous présenter votre projet et son origine ?

BH - Virginie et moi nous avions une autre vie avant celle-ci. De 1999 à 2011, nous avons travaillé à l’étranger dans des projets humanitaires et de développement, ce qui nous a permis de vivre dans des contextes et cultures très différents. Chacun des pays où nous avons vécu (Kurdistan irakien, Angola, Ouganda, Guinée, Colombie et Cambodge) nous a enrichi d’une nouvelle expérience, demandant à chaque fois une adaptation et une attention au monde très particulière. C’était passionnant et nous ne pensions pas que cela s’arrêterait un jour tant il y avait de pays où nous avions envie d’aller. Nous ne rentrions qu’une fois par an, en été le plus souvent, pour repartir tout aussi vite. En 2011, nous avons fait une pause dans une maison familiale qui se libérait, ici, sans réelle intention de nous y installer sur du long terme. Et ça a été un choc. Nous ne sommes plus jamais repartis.

AF- Un choc ? De quel ordre ?

BH - Les quatre saisons, les arbres, le cycle annuel de la nature… J’ai pris conscience du manque que c’était pour moi. Sous les Tropiques, il y a deux saisons très marquées : la saison sèche, chaude et poussiéreuse et la saison des pluies, plus fraîche mais aussi plus moite. Si la nature y est magnifique et certainement plus sauvage qu’en Belgique, elle y est aussi souvent moins accueillante voire parfois hostile. Le rythme des saisons y est différent et moins marqué dans les changements de la nature. Le soleil se lève et se couche à la même heure en quelques dizaines de minutes tout au long de l’année. Toute cette magie du crépuscule et de l’aube y sont à peine perceptibles.
Le premier printemps que nous avons vécu à notre retour avec cette nature qui explose après un hiver particulièrement froid, ça a été un véritable choc... une révélation aussi de ce cycle naturel dont nous avions été coupés si longtemps.
En revenant ici, nous avons ressenti dans notre corps le bénéfice de vivre au rythme des saisons, comme le font les abeilles. Nous avons découvert un véritable ancrage dans un lieu qui évolue en permanence au rythme des saisons et des années. Et c’est ainsi que nous avons amorcé une reconversion en adaptant notre mode de vie à notre environnement.

AF - Tu mentionnes les abeilles justement. À quel moment as-tu commencé à pratiquer l’apiculture ?

Dans notre cheminement personnel, c’est assez naturellement que l’idée nous est venue d’installer des ruches chez nous. Faute d’avoir trouvé un apiculteur à ce moment-là, nous avons été (bien) conseillés de suivre des cours d’apiculture et c’est ainsi que les abeilles sont entrées dans nos vies. Nous avons suivi les cours du rucher école d’Enghien, avec Eliane Keppens et Henry Nolf en 2013 et 2014, une excellente manière de mettre le pied à l’étrier !
J’ai rapidement eu mes premières ruches et j’ai eu la chance de rapidement développer mon expérience en intégrant le rucher communal de notre village et surtout en m’impliquant dès 2015 dans la coopérative à finalité sociale Made in Abeilles mais ça, c’est un autre sujet en soi.
À ce moment-là, l’apiculture était très importante dans mes activités et j’y consacrais en pratique beaucoup plus de temps qu’aujourd’hui que ce soit en formations, en lecture ou en temps passé dans mes ruches.


A côté de cela, nous avons progressivement cherché à développer une meilleure autonomie dans notre mode de vie et en particulier l’autonomie alimentaire. L’autonomie alimentaire ne doit pas être confondue avec l’autarcie. Il s’agit plutôt de chercher à produire ce que l’on consomme, transformer ce qui peut l’être pour le consommer hors saison et se fournir localement auprès d’autres producteurs pour le reste (céréales, produits laitiers…), ce qui est tout à fait possible aujourd’hui en Belgique. Cela demande un peu de temps et d’organisation, c’est vrai, mais c’est un cheminement personnel qui est très enrichissant parce que cela permet à chacun de consommer des produits locaux, de saison et surtout d’une qualité exceptionnelle ! Développer son autonomie alimentaire, c’est aussi apprendre à revivre au rythme merveilleux des saisons.

AF - Quels sont les légumes que vous produisez ?

BH - Nous produisons les principaux légumes de saison : tomates, poivrons, aubergines, concombres, courgettes, haricots, laitues, carottes, patates douces, choux, maïs doux, poireaux, pommes de terre, betteraves, oignons, chicons et un grand nombre de courges. D’ailleurs nous organisons une Fête de la courge chaque année à l’automne. Nous proposons aussi des petits fruits (fraises, framboises), de la rhubarbe… Et des plantes aromatiques.


AF - Et je vois que vous dépassez le stade du maraîchage…

BH - C’est vrai qu’au fil du temps, nous avons diversifié notre production pour intégrer de plus en plus de petit élevage au sein de notre ferme. Tout d’abord, il faut préciser que nous proposons l’auto-récolte à nos clients. Cela nous dégage du temps et cela bénéficie aussi à la compréhension du processus de production par le consommateur qui prend une part active dans la récolte. C’est une activité qui peut se faire agréablement en famille. C’est une manière très positive de vivre l’achat en circuit court et de mieux appréhender ce qu’est un légume local et de saison. Nous avons aussi développé un élevage à petite échelle. Cela permet aux familles de rencontrer les animaux et de comprendre l’importance de l’animal dans une agriculture paysanne respectueuse de l’environnement. Les poules, qui sont hélas confinées depuis quelques semaines en prévention de la grippe aviaire, ont un très large accès à un parc enherbé qui leur permet de répondre à leurs besoins naturels qui sont de gratter, de courir, d’explorer le sol à l’air libre. Elles disposent d’un poulailler mobile que l’on déplace à différents endroits de la prairie. Les pondoirs s’ouvrent sur l’extérieur et permettent aux visiteurs de récolter eux-mêmes les œufs qu’ils achètent. Le poulailler mobile et le parc sont facilement déplaçables ce qui a beaucoup d’avantages, tant pour les animaux que pour le sol. Nous élevons aussi des moutons roux ardennais. C’est une race viandeuse locale rustique, peu exigeante et bien résistante aux parasites et maladies. Pour ne rien gâcher, les roux ardennais raffolent des ligneux et ils entretiennent donc très bien les haies. Depuis 2020, nous avons également commencé un petit élevage de porcs bio en plein air. Il s’agit également d’une race rustique et robuste, la race Duroc, réputée pour sa viande savoureuse et persillée. Notre mode d’élevage extensif leur permet d’exprimer leurs instincts naturels. C’est un bonheur de les voir brouter et farfouiller dans le sol avec le groin. Leur enclos et leur abri sont mobiles et ils sont déplacés dans la prairie en fonction des besoins. Ils préparent à leur manière les parcelles où pousseront les légumes.
Chaque animal a son énergie, ses habitudes, ses besoins et son rôle à jouer dans notre écosystème de production que ce soit pour amender les sols ou pour entretenir ou préparer le terrain. Avoir des animaux à la ferme, cela permet aussi le recyclage alimentaire et la transformation des végétaux en protéines animales de qualité. Les poules par exemple raffolent des salades qui sont montées à graines…Nous aimons la compagnie des animaux et ils font tous partie intégrante de notre projet.

AF - Quelle place tient l’apiculture et les abeilles dans votre projet ?

BH - Nous étions apiculteurs avant d’être maraîchers et si le maraîchage occupe désormais davantage notre quotidien, les abeilles restent au cœur de notre projet parce qu’elles pollinisent et permettent une production maraîchère et fruitière de qualité. Le miel que nous récoltons ici est valorisé auprès de nos clients et des épiceries locales qui sont nos partenaires. Nous avons notre rucher principal sur la ferme, à l’orée du bois de la Houssière qui offre un formidable potentiel de butinage à nos colonies avec des saules, des châtaigniers, des ronces, du lierre… Nous avons également d’autres ruchers dans la région et nous pouvons ainsi proposer une grande diversité de miels. Les ventes de miel durant la saison hivernale sont également un beau complément à notre activité.

AF - Quel choix avez-vous fait pour valoriser votre miel ?

BH - Nous voyons vraiment le miel comme un produit de haute qualité et précieux. Nous conditionnons notre miel uniquement en pots de 250g avec la volonté de proposer la plus grande diversité possible de miels bien typés. Selon les saisons et les ruchers, nous pouvons souvent proposer plusieurs miels différents pour chaque rucher dans des lots parfois très exclusifs et cela fait aujourd’hui partie de notre image de marque. Notre souhait, c’est de redonner toute sa valeur au miel multi-fleurs, un magnifique produit de terroir où chaque miel est unique ... d’un rucher à l’autre et d’une saison à l’autre. J’ai énormément de plaisir à faire découvrir cette variété gustative tout en la mettant en relation avec l’environnement des ruchers et les aléas climatiques de la saison. J’aime également faire découvrir via des animations le monde fascinant des abeilles et la symbiose qu’entretient la colonie avec son environnement. C’est un excellent vecteur pour ouvrir les consciences. Nous ressentons beaucoup de curiosité et d’émerveillement de la part des personnes qui viennent ici. Nous en profitons pour leur parler de la grande dépendance des abeilles aux végétaux, des aléas de production, de l’impact des changements climatiques. Nous leur parlons du bénéfice de favoriser les plantes mellifères dans les jardins. De petites choses pour reconnecter, là encore, le consommateur aux produits de qualité qu’il recherche et à la nature qui permet de les produire.

AF - Tu as beaucoup parlé du respect des besoins biologiques des animaux de la ferme. Tu as le même type de point de vue pour les abeilles ?



BH - En y réfléchissant, peut-être bien, oui. L’expérience aidant et aussi, je dois avouer, par manque de temps, j’ai été amené de plus en plus à pratiquer une apiculture très peu intrusive. Je n’ouvre mes colonies que quelques fois par an et en ne soulevant la plupart du temps que quelques cadres. Je me limite au strict nécessaire pour les suivre et les soigner. Je fais de simples divisions. Pas de picking. Je n’introduis des nouvelles reines que si nécessaire. Je traite avec des acides organiques. J’utilise exclusivement le cadre à jambage depuis que j’ai compris tout le bénéfice des constructions naturelles. La lecture du livre de Tautz, « L’étonnante abeille » et mon expérience personnelle m’ont convaincu des bienfaits de laisser les abeilles construire les rayons en adéquation avec leurs besoins. N’oublions pas que la cire est le support de bien des choses essentielles au développement de la colonie. La communication par exemple. Je me contente d’amorcer le cadre et je laisse les cirières travailler. Je fais de même pour les cadres de hausse en laissant bien évidemment les fils inox pour faciliter l’extraction. J’ai remarqué un impact positif dans la prévention de l’essaimage. Dans le même ordre d’idée, je ne place pas de grille à reine au moment de la montée en puissance de la colonie, Je laisse ainsi à la reine tout son potentiel de ponte avec un débordement qui ne se limite bien souvent qu’à quelques cadres de la première hausse. Elle n’est pas contrainte de s’adapter. C’est moi qui adapte ma pratique à ses besoins. Je préfère accompagner le dynamisme de la colonie plutôt que de le freiner parce que j’ai compris que cela me demandait moins de travail de suivi tout en me permettant d’avoir des colonies bien
populeuses. Je ne place la grille à reine qu’à partir de la mi-juin en m’assurant bien entendu que la reine soit redescendue dans le corps à ce moment-là. Les cadres avec couvain qui subsisteraient me permettent parfois de renforcer d’autres colonies ou bien je les laisse terminer de naître dans leur ruche. Je pense qu’on a tout à gagner à observer la colonie et à adapter sa conduite en fonction de ce qu’on observe. Cela demande beaucoup d’humilité et parfois une solide remise en question ! Je ne prétends pas que c’est la meilleure façon de pratiquer l’apiculture (il y en a tant de toute façon…) mais je réalise que c’est la seule qui me convienne aujourd’hui parce que cela me permet de limiter les interventions et mes colonies ne semblent pas s’en porter plus mal… bien au contraire !

AF - J’ai le sentiment qu’à l’Orée du Bois, vous cultivez aussi beaucoup les principes…

BH - C’est notre but : vivre en accord avec nos principes mais surtout nos valeurs… Nous avons envie de faire vivre une agriculture paysanne, au sein d’un réseau d’acteurs incluant à la fois d’autres producteurs bio, les épiceries locales qui vendent et défendent nos produits et les cuisiniers qui les valorisent dans leurs restaurants. Nous aimons que la ferme ne soit pas juste un lieu de production mais aussi un lieu de rencontre et de plaisir. Venir cueillir ses légumes ou bien participer à une animation, c’est sûr qu’il y une dimension pédagogique mais cela permet surtout de se reconnecter à la nature et cela éveille de réelles émotions positives. Nous militons pour la relocalisation d’une production alimentaire de qualité, pour le circuit court, pour l’autonomie alimentaire. Nous sommes aussi une ferme sociale, ouverte à l’accueil de personnes qui ont besoin d’une parenthèse dans la vie. Vivre ici simplement et participer aux travaux de la ferme permet de se reconstruire. Le contact avec la nature et les animaux est vraiment bénéfique. Nous vivons cette chance tous les jours et sommes heureux de la partager.