Les chardons, les agriculteurs et les pollinisateurs

Agnès FAYET

« Terre à chardon, terre à millions », nous dit le proverbe populaire. Les chardons aiment les terres riches, terres de cultures, mais certaines espèces font baisser par leur présence le rendement des productions agricoles. Les chardons sont aussi des réservoirs de biodiversité avec des fleurs accueillantes pour les pollinisateurs. Mieux comprendre les réalités et les enjeux
de ces « flora non grata » n’est pas un luxe.

Chardons vous avez dit chardons ?

Le terme chardon est un générique utilisé pour désigner toute une collection de plantes épineuses appartenant à la famille des astéracées et à des genres différents : cirsium, carduus, onopordum, etc. Parler de chardon ne signifie donc pas grand-chose. La seule espèce qui pose réellement problème en milieu agricole est le cirse des champs (Cirsium arvense).

Le cirse commun (Cirsium vulgare) ou cirse lancéolé est une plante bisannuelle qui fleurit de juin à septembre et forme des grandes touffes épineuses pouvant atteindre 1,50 m de hauteur.

Le cirse des champs (Cirsium arvense), communément appelé « chardon des champs », va de 50 cm à 1,50 m de hauteur. Les pieds mâles de la plante peuvent féconder les pieds femelles jusqu’à 100 mètres de distance grâce aux graines produites qui sont d’une grande vitalité et sont disséminées par le vent. Leur pouvoir germinatif peut aller jusqu’à 20 années. C’est pourtant surtout son système racinaire qui pose problème. Les rhizomes de la plante s’étendent sous terre d’environ 4 mètres par an. Si l’on coupe le rhizome, chaque fragment de racine donnera naissance à un nouveau plant. Il est très difficile de stopper la colonisation des milieux.

Abeille mellifère sur une fleur de chardon crépu (Carduus crispus)
Ivar Leidus CC

Le chardon crépu (Carduus crispus L.) se trouve quant à lui plutôt dans les lieux incultes, talus et bords de chemins. Il n’a pas le même impact sur les terres agricoles. C’est également vrai pour le cirse des marais (Cirsium palustre) que l’on trouve dans les prairies humides.

Cirsium vulgare
Ivar Leidus CC

Précisons que certains chardons sont des espèces protégées : il ne s’agit donc pas de mettre toutes les plantes dans le même panier. C’est le cas du cirse laineux (Cirsium eriophorum), du cirse maraîcher (Cirsium oleraceum) ou cirse faux-épinard et du chardon penché (Carduus nutans) ou chardon aux ânes.
Rares, protégés ou pointés du doigt, les chardons sont des plantes très intéressantes pour les pollinisateurs et nombre de naturalistes et de biologistes réclament la suppression de la loi d’échardonnage qui pèse sur eux.

Échardonnage : que dit cette loi controversée ?

En Belgique, un Arrêté royal de 1987 et le Code rural wallon prévoient une obligation « d‘empêcher par tous les moyens la floraison ainsi que le développement et la dissémination des semences » de quatre chardons réputés nuisibles : le cirse des champs (Cirsium arvense), le cirse commun ou lancéolé (Cirsium vulgare), le cirse des marais (Cirsium palustre) et le chardon crépu (Carduus crispus L.). La loi, toujours en application, considère donc qu’une stratégie de lutte générale doit être mise en place pour éviter la dissémination de ces espèces.

Acker-Kratzdistel
Cirsium arvense CC

En Flandre, la loi a été contestée par Natuurpunt qui a reçu le soutien du Conseil d’État en 2017 (Conseil d’État, section de l’arrêt administratif VII° salle. Arrêt n°237 590 du 9 mars 2017 dans l’affaire A.218 9978/VII-39 645). Le Conseil d‘État a par ailleurs jugé que ce dossier relevait des attributions régionales et pas fédérales. Si la réglementation était basée sur la législation fédérale, la conservation de la nature, et avec elle le contrôle des plantes sauvages, est devenue une compétence régionale après la troisième réforme de l‘État de 1980. Le décret échardonnage émis par le gouvernement fédéral après cette date, dans l’Arrêté royal de 1987, a outrepassé cette autorité. Par conséquent, les sanctions imposées par les municipalités et les provinces dans le cadre de l’obligation d’échardonnage en vertu de la loi fédérale n‘ont aucun fondement juridique. Ce jugement a été confirmé par la Cour constitutionnelle en 1989.

Cirsium palustre
HenkvD CC

Belle-dame sur cirse des champs
Photo : Harald Süpfle CC

La législation sur le contrôle du chardon remonte à 1887, une époque où les agriculteurs travaillaient leurs terres mains et pieds nus et étaient menacés de tétanos suite aux blessures causées par les épines des chardons. Ce risque a disparu avec la mécanisation de l‘agriculture et les raisons premières de la législation sur la lutte contre le chardon est devenue obsolète.

En France, le cirse des champs (Cirsium arvense) est inscrit à l’annexe B de l’Arrêté du 31/07/2000 modifié qui établit la liste des organismes nuisibles aux végétaux, produits végétaux et autres objets soumis à des mesures de lutte obligatoire. Leur lutte n’est toutefois pas obligatoire sur tout le territoire et de façon permanente. La lutte est déterminée soit par un Arrêté ministériel soit par une Arrêté préfectoral précisant les aires géographiques, les périodes et les modalités de la lutte.

Le point de vue agronomique

Le cirse des champs (Cirsium arvense) ou « chardon des champs » est l’espèce qui pose le plus de problème aux agriculteurs dans les prairies et dans les cultures. Cette plante pionnière dispose d’une forte capacité de dispersion grâce à sa réserve de graines et surtout à son formidable développement rhizomique. Une racine peut ainsi mesurer jusqu’à 30 mètres de long et produire des rejets. Face à une forte implantation de la plante dans les champs, les agriculteurs parlent d’une chute du rendement des cultures. La solution chimique était et est souvent utilisée pour éliminer rapidement le problème (glyphosate associé à une hormone). Des dérogations pour l’utilisation des pesticides existent pour la lutte contre le cirse des champs. Aujourd’hui, nous pensons que le glyphosate n’est plus une option et l’on ne peut pas le conseiller, même en applications localisées. Des solutions agronomiques, moins radicales, peuvent être utilisées. Le passage d’un outil de type herse rotative ou rotolabour va plutôt multiplier les rhizomes. Le simple labour ne pourra pas atteindre les rhizomes en profondeur. Il faut une action sur le long terme qui inclut au moins deux fauchages avant le stade de la floraison. La pression mécanique doit être maintenue et la bineuse doit être passée de manière répétée. Le cirse doit être coupé sous le collet (environ à 10 cm de profondeur dans le sol). Le travail à réaliser est d’autant plus important et fastidieux que les plantes sont nombreuses. Les interventions doivent être réalisées quand les réserves énergétiques de la plante sont au plus bas c’est-à-dire en mars/avril (la plante a alors 3 à 6 feuilles) et en juin/juillet (avant les plantations) pour empêcher la reconstitution du système racinaire. Des actions préventives existent également. Elles font appel à la rotation des cultures et à des intercultures de couverts végétaux susceptibles d’affaiblir les cirses qui ont plus de mal à reconstituer leurs réserves. Il est clair que c’est un travail de longue haleine. Certains agriculteurs déplorent par ailleurs le fauchage tardif qui permet, selon eux, la multiplication des chardons. Naturellement, ce point de vue vient à l’encontre de l’avis des naturalistes qui voient plutôt là l’occasion de créer des réserves de biodiversité.

Le point de vue naturaliste

Du point de vue naturaliste, l’échardonnage est une pratique contestée dans le sens où ces plantes, très nectarifères, constituent des réserves de nourriture pour de nombreux pollinisateurs. Par ailleurs, il existe une grande confusion dans les esprits entre les différentes espèces végétales et plusieurs plantes classées dans la catégorie des chardons sont des plantes protégées qui risquent de passer en pertes et profits suite à des politiques d’échardonnages non ciblées.

Chardonneret élégant se nourrissant sur les cirses des champs
CC

Si l’on veut pousser la réflexion un peu plus loin, le cirse des champs est en lui-même un riche écosystème. Il offre gîte et couvert à une cohorte d’insectes qui lui sont parfois inféodés : certains pucerons, une punaise, des chenilles de lépidoptères, certains coléoptères ou encore des diptères qui forment des galles sur ses tiges. Il est même ce que l’on appelle une plante-hôte pour certains papillons comme la Belle-Dame (Vanessa cardui) dont le nom vernaculaire est d’ailleurs la Vanesse du chardon. En outre, les débris de capitules et de tiges desséchés forment un abri pour bon nombre d’insectes en hiver. Enfin, les cirses des champs sont très appréciés de certains oiseaux comme par exemple le chardonneret qui se nourrit de ses graines et des insectes abrités par la plante.