Les néonicotinoïdes nuisent-ils réellement aux abeilles ?

Dave Goulson
Dave Goulson

Dave Goulson est un biologiste britannique, professeur à l’Université du Sussex en Grande-Bretagne. Il est spécialiste en écologie et en conservation des bourdons.

J’ai passé ces 25 dernières années à étudier les bourdons sauvages et à mieux assurer leur conservation. Beaucoup de bourdons européens sont en déclin depuis des décennies, depuis les années 1940, et probablement avant cela. Certains sont éteints en Europe. Tout le monde convient que l’un des principaux facteurs de déclin des abeilles sauvages a été la perte d’un habitat riche en fleurs du fait de l’agriculture industrielle et des vastes monocultures qui s’étendent, sans fleurs, à travers le paysage. En plus d’enlever les fleurs nécessaires aux abeilles, nous leur avons également rendu la vie plus difficile en introduisant accidentellement des parasites et agents pathogènes venant de l’étranger. Par exemple, Nosema ceranae d’Asie infecte couramment les abeilles et les bourdons sauvages en Europe. Jusqu’à récemment, j’ai accordé peu d’attention à un troisième facteur potentiel de déclin des abeilles - les pesticides - mais, finalement, la controverse sur les néonicotinoïdes et les abeilles est devenue impossible à ignorer pour un scientifique intéressé par la conservation des abeilles.
L’alarme a d’abord été soulevée par les apiculteurs français en 1996. Ils ont affirmé que leurs colonies étaient en train de mourir lorsqu’elles étaient placées près des tournesols traités avec cette nouvelle génération d’insecticide (les néonicotinoïdes sont disponibles ont été mis à disposition des agriculteurs pour la première fois en 1994). Par la suite, des taux exceptionnellement élevés de pertes de colonies d’abeilles en Amérique du Nord ont également été attribués par certains apiculteurs aux néonicotinoïdes. Il m’a semblé qu’il n’y avait aucune raison de supposer que les abeilles mellifères étaient plus particulièrement touchées. Elles sont simplement beaucoup mieux surveillées que les abeilles sauvages. Je voulais savoir si les néonicotinoïdes pouvaient affecter mes bourdons. Alors en 2011, mon groupe de recherche a effectué une expérience pour le découvrir. C’était très simple. Nous avons enrichi la nourriture des colonies de bourdons avec des concentrations de néonicotinoïdes qui se trouvent dans le nectar et le pollen des cultures de colza traitées pendant deux semaines. Nous avons donné à certaines colonies deux fois la dose, et nous avons étudié en parallèle les colonies témoins. Les colonies soumises à ce traitement se sont mal développées. Même les colonies auxquelles nous avions donné la dose la plus basse, réaliste par rapport à la situation de terrain, produisait 85 % moins de reines que les nids témoins1. Depuis que nous avons publié ces résultats, j’ai été impliqué dans un débat chaud et amer. L’industrie agrochimique fait des milliards d’euros par an grâce à la vente de ces produits chimiques et est très désireuse de les vendre. Des centaines de nouvelles études scientifiques ont été publiées, parfois avec des résultats contradictoires, et il est très difficile de se se tenir à jour. Ici, je présente un « guide pour les débutants » très succinct sur les néonicotinoïdes et leurs impacts sur les abeilles.

Qu’est ce qu’un néonicotinoïde ?

Les néonicotinoïdes sont des neurotoxines, synthétiquement proches de la nicotine. Ils sont largement appliqués sur de nombreuses cultures arables, horticoles et ornementales, et se retrouvent également dans des produits vétérinaires tels que les traitements anti-puces pour chiens et chats. En Europe, cinq variantes chimiques de néonicotinoïdes sont disponibles : l’imidaclopride, le thiaméthoxame, la clothianidine, le thiaclopride et l’acétamipride. Les trois premiers sont principalement utilisés comme enrobage pour semences et cela comprend la majorité des utilisations européennes. Le thiaclopride et l’acétamipride sont généralement utilisés en pulvérisation. Les semences de nombreuses cultures arables sont enrobées de néonicotinoïdes lorsque l’agriculteur les achète. Lorsque la graine est semée, le produit chimique se dissout dans l’eau du sol pour être absorbé par les racines des cultures. Étant systémiques, ils imprégnent toute la plante, y compris le nectar et le pollen si la culture fleurit (par exemple le colza, le tournesol). Malheureusement, seulement environ 5 % de la substance chimique est absorbée par la culture lorsque la graine est traitée. La masse de la matière active entre dans le sol et les eaux souterraines où ces produits chimiques peuvent persister pendant des années. Par exemple, l’imidaclopride est habituellement détecté dans les sols agricoles plus de trois ans après que l’agriculteur ait cessé de l’utiliser, et les données de Bayer montrent clairement qu’il s’accumule (voir tableaux). Les néonicotinoïdes se lixivient horizontalement à partir des champs cultivables et se retrouvent régulièrement dans les cours d’eau et les étangs dans le monde entier. Ils se retrouvent généralement dans le pollen et le nectar des fleurs sauvages qui se développent près des cultures traitées ainsi que dans le pollen et le nectar de la culture elle-même. Les chiffres globaux d’utilisation par année ne sont pas disponibles pour la plupart des pays, mais l’utilisation actuelle sur les cultures arables au Royaume-Uni s’élève à environ 110 000 kg par an.

Accumulation d’imidaclopride dans le sol. Cette étude a été menée par Bayer sur deux sites au Royaume-Uni, Bury St Edmunds et Wellesbourne. Ils ont semé une culture céréalière traitée avec de l’imidaclopride à raison de 66g / ha ou de 133g / ha, et chaque année ils ont échantillonné le sol avant le semi suivant et ils y ont analysé l’imidaclopride. Les données montrent une nette augmentation de la concentration au fil du temps. Malgré cela, l’industrie soutient souvent que ces composés ne sont pas persistants. Les données sont publiquement disponibles dans le Rapport d’Evaluation Préliminaire pour l’ Imidacloprid de l’UE, 2006.
Article original Schaden Neonicotinoide den Bienen ? publié dans la revue Deutsches Bienen-Journal,4/2017, 6-9

À quelles doses les abeilles sont-elles exposées ?

Si nous mesurons les concentrations de néonicotinoïdes dans le pollen et le nectar des cultures traitées ou des fleurs sauvages qui poussent dans les terres agricoles, elles contiennent généralement des concentrations entre 1 et 15 nanogrammes par gramme (ng/g), parfois jusqu’à 100 ng/g. Lorsque nous mettons des colonies d’abeilles ou des nids de bourdons sur des terres arables où que l’on soit dans le monde développé, les réserves de pollen et de nectar qu’ils récoltent contiennent généralement un cocktail de plusieurs néonicotinoïdes (et d’autres pesticides, principalement des fongicides). Les concentrations de néonicotinoïdes dans leur nourriture correspond approximativement à celles de la culture, généralement comprises entre 1 et environ 10 ng/g, allant parfois jusqu’à 50 ng/g ou plus (ce qui, bien sûr, signifie que le miel de votre petit-déjeuner contient probablement ces neurotoxines). Par exemple, lorsque nous avons rassemblé du pollen provenant d’abeilles butineuses en juin dans le sud-est du Royaume-Uni, nous avons constaté que 43 % des échantillons contenaient du thiaméthoxame détectable, 4 % contenaient de la clothianidine, 15 % de l’imidaclopride (que les agriculteurs n’utilisent plus) et 20 % du thiaclopride2. La concentration moyenne des néonicotinoïdes totaux était de 3 ng/g, la plus forte valeur enregistrée étant de 26 ng/g.

Qu’est-ce que cela fait pour les abeilles sauvages ?

Les néonicotinoïdes sont des neurotoxines qui attaquent le cerveau des insectes et causent la paralysie et la mort. La toxicité aiguë est mesurée par la « DL50 », la dose qui tue 50 % des animaux testés. Pour la plupart des néonicotinoïdes, la LD50 pour les abeilles est d’environ 4 nanogrammes. Pour mettre cela en contexte, 1 cuillère à café de néonicotinoïde suffirait à donner cette dose létale à 1 ¼ milliard d’abeilles. Des doses plus faibles produisent une gamme d’effets sublétaux. Si nous exposons des abeilles ou des bourdons en laboratoire ou en cage à des aliments ramenés aux mêmes concentrations de néonicotinoïdes que la nourriture trouvée dans les champs (c’est-à-dire entre 1 et 10 ng/g), nous obtenons la gamme d’effets suivante : réduction de la longévité, perturbation de la capacité d’apprentissage et d’orientation, réduction de la ponte des reines et de la fertilité des mâles. Le plus important est peut-être, d’après ce qu’on a constaté, que les doses de seulement 1 nanogramme de néonicotinoïdes ont un impact profond sur la réponse immunitaire des abeilles, ce qui permet au virus de l’aile déformée de se reproduire plus rapidement. Notez que toutes les études n’observent pas les mêmes effets et que quelques-unes n’ont trouvé aucun effet, vraisemblablement en raison de différences méthodologiques, du choix du néonicotinoïde et de la dose utilisée, de l’âge et de la santé des abeilles testées, des espèces d’abeilles étudiées, etc. C’est simple, mais la preuve écrasante est que les néonicotinoïdes nuisent aux abeilles aux doses qu’on peut retrouver sur le terrain.


Quels effets cela a-t-il sur les colonies d’abeilles en champs ?

Lorsque les colonies de bourdons sont exposées à des doses d’imidaclopride, de thiaméthoxame ou de clothianidine que l’on retrouve en champs ou lorsqu’elles sont exposées en champs à des cultures traitées, les colonies sont très peu performantes, se développent lentement et produisent quelques reines. Une nouvelle étude de mon groupe suggère que les pulvérisations de thiaclopride ont des effets similaires. Les abeilles solitaires sont aussi peu performantes lorsqu’elles se trouvent à côté de cultures traitées. Par exemple dans une étude suédoise, on trouve moins d’abeilles sauvages dans les champs cultivés et les osmies ne parviennent pas à accomplir leur cycle complet près des cultures traitées. En revanche, lorsque les colonies d’abeilles domestiques sont exposées aux cultures traitées, les effets néfastes sur les abeilles sauvages décrits ci-dessus ne semblent pas se traduire par des dommages importants aux colonies, du moins en l’espace d’une seule année. Il convient de noter que presque toutes les expériences de terrain menées jusqu’ici sur les abeilles ont été soit réalisées par l’industrie agrochimique elles-mêmes, soit financées par elle, et devraient donc être traitées avec prudence. Si nous considérons ces études à leur juste valeur, cela n’exclut pas la possibilité que l’exposition aux néonicotinoïdes puisse contribuer à la perte de colonies à plus long terme, par exemple en réduisant la longévité/fécondité de la reine, mais il semble qu’il n’y ait pas d’effet dramatique et immédiat sur les colonies d’abeilles mellifères comparables à ce qu’on observe chez les bourdons et les abeilles solitaires. Peut-être les très fortes colonies d’abeilles parviennent-elles à temporiser l’impact des pesticides, au moins à court terme.
Globalement, l’impact négatif des néonicotinoïdes sur les bourdons est très fort. Il y a des dizaines d’études de laboratoire et des expériences en plein champs qui en fournissent une preuve convaincante et cohérente. Il y a eu peu d’études sur les abeilles solitaires, mais un essai suédois en champs a montré un impact important sur elles. L’hypothèse selon laquelle les néonicotinoïdes provoquent la mort des colonies d’abeilles mellifères n’a pas été prouvée de façon absolue, bien qu’il semble hautement probable que le fait que leur alimentation soit associée à des neurotoxines à des doses connues pour laisser les abeilles sauvages étourdies et confuses ne les aide pas à faire face aux autres problèmes que nous avons créés pour elles. Si une abeille a faim et est malade, l’exposition à un toxique est la dernière chose dont elle a besoin, surtout si le poison est celui qui met au tapis sa réponse immunitaire.
Ces dernières années, les préoccupations concernant les impacts des néonicotinoïdes ont dépassé l’accent initial mis sur les abeilles. De nouvelles études à l’échelle mondiale ont relié les néonicotinoïdes à la diminution des papillons, des insectes aquatiques, des oiseaux qui mangent des insectes et peut-être même des chauves-souris. Bien sûr, tout cela est contesté par l’industrie agrochimique, tout comme l’industrie du tabac a prétendu pendant 50 ans que le tabagisme n’était pas dangereux pour la santé humaine.
À l’heure actuelle, l’Union européenne se trouve à la croisée des chemins. En 2013, elle a introduit un moratoire empêchant l’utilisation de l’imidaclopride, du thiaméthoxame et de la clothianidine sur les cultures à fleurs suite aux recommandations de l’autorité européenne de sécurité alimentaire (EFSA) qui signalait que ces produits chimiques représentent un « risque inacceptable pour les abeilles » (bien que le moratoire ait eu un impact notable sur l’utilisation totale de néonicotinoïdes en Europe, au Royaume-Uni, l’utilisation est actuellement supérieure à celle du moratoire, la majeure partie des néonicotinoïdes étant appliqués sur les cultures céréalières). Le moratoire est actuellement en cours de réévaluation, et l’EFSA annoncera ses conclusions au plus tard en 2017. Beaucoup d’entre nous pensent que la preuve liant les néonicotinoïdes aux dommages environnementaux généralisés justifie l’extension du moratoire à d’autres utilisations, puisque les sols, l’eau et les fleurs sauvages sont contaminés indépendamment du type de culture traitée. En revanche, l’industrie fait pression pour que le moratoire soit entièrement renversé et, avec les turbulences politiques actuelles en Europe, il est très difficile de prévoir le résultat.
Il existe également des incertitudes importantes concernant les néonicotinoïdes non couverts par le moratoire de l’UE (thiaclopride et acétamipride), beaucoup moins étudiés. Ceux-ci sont généralement considérés comme une moindre menace pour les abeilles parce qu’ils sont beaucoup moins toxiques, poids pour poids, que les autres néonicotinoïdes. Cependant, ils sont appliqués à des taux beaucoup plus élevés et peuvent être pulvérisés sur ou près des cultures en fleurs. Des études récentes en Allemagne suggèrent que le thiaclopride altère la navigation des abeilles, et nos études au Royaume-Uni ont révélé que les colonies de bourdons près des cultures de framboises traitées ne se sont pas bien développées.
Une vision plus large nous fait dire que l’agriculture a suivi le chemin de l’agriculture industrielle qui dépend entièrement de l’utilisation de produits chimiques lourds et que les méthodes actuelles de production alimentaire nuisent gravement à l’environnement (causant une perte de biodiversité, contribuant de manière substantielle au changement climatique et nuisant à la santé des sols). Ce n’est pas durable. Si les néonicotinoïdes étaient totalement bannis demain, ils seraient simplement remplacés par d’autres produits chimiques. Nos enfants ne nous remercieront pas à moins que nous puissions trouver une meilleure façon de nous alimenter maintenant et dans le futur.

Références :

  • 1. Whitehorn PR, O’Connor, S., Wackers, F. L.& Goulson, D. 2012. Neonicotinoid pesticide reduces bumble bee colony growth and queen production. Science, 336, 351-352
  • 2. Botías, C., David, A., Horwood, J., Abdul-Sada, A., Nicholls, E., Hill, E., Goulson, D. 2015. Neonicotinoid residues in wildflowers, a potential route of chronic exposure for bees. ENVIRONMENTAL SCIENCE & TECHNOLOGY 49 : 12731-12740.
  • 3. Rundlof et al. 2015 Seed coating with a neonicotinoid insecticide negatively affects wild bees. Nature 521 : 77-80
  • 4. Ellis, C., Park, K., Whitehorn, P., David, A., Goulson, D. The neonicotinoid insecticide thiacloprid impacts upon bumblebee colony development under field conditions. ENVIRONMENTAL SCIENCE & TECHNOLOGY