Paramètres d’activité de la gelée royale

Etienne BRUNEAU

La gelée royale est un aliment fonctionnel très complexe consommé pour ses multiples propriétés sur notre organisme. Mais toutes les gelées royales sont-elles identiques ?
La pratique apicole, comme les conditions de stockage peuvent-elles avoir un impact ? Existe-t-il des critères pour évaluer sa qualité et son niveau de dégradation comme le HMF et les enzymes pour les miels ? C’est à ces questions que nous allons tenter de répondre dans cet article.

Européenne ITB

Chinoise RJB

Comme nous le savons tous, la gelée royale (GR) est une sécrétion jaunâtre et crémeuse provenant de glandes spécialisées des nourrices (les glandes hypopharyngiennes, les glandes mandibulaires et les salivaires de la tête et du thorax). Elle constitue l’aliment exclusif des reines mais n’est donnée aux autres larves que pendant les 3 premiers jours après l’éclosion. La GR est le principal régulateur déterminant le destin d’une larve à devenir une reine ou une ouvrière lors de son développement.

La composition de la GR est très complexe même si elle est composée de près de deux-tiers d’eau. Les protéines représentent le second constituant par ordre d’importance. Parmi ces dernières, les 9 protéines majeures de la gelée royale (MRJP 1-9 - major royal jelly proteins 1 à 9) en représentent plus de 80 %. Viennent ensuite des peptides, des sucres, des lipides, des sels minéraux, des vitamines, des acides aminés libres et de petites quantités de polyphénols. Avec l’évolution des nouvelles techniques analytiques, le nombre de constituants identifiés n’a cessé d’augmenter ces dernières années (49 en 2010 ; 68 en 2011 ; 81 en 2014 ; 139 en 2018).

La molécule la plus connue est l’acide 10-hydroxy-2-décénoïque (10-HDA), un de ses composants prédominants (de 1,4 à 3,7 %) et unique produit par les glandes mandibulaires. C’est l’ensemble des substances bioactives de la GR qui explique sa gamme variée d’activités biologiques favorables à la santé, telles que des effets antioxydants, antivieillissement et anticancéreux. Rien que le 10-HDA aurait des activités d’allongement de la durée de vie, d’immunomodulation, de promotion du collagène, d’anti-mélanogénèse et d’antitumeur.

La GR présente également un large spectre d’activités antimicrobiennes, dans lesquelles les composants protéiques jouent un rôle crucial. En tant que défensine d’insecte, la royalisine de la GR a un large éventail d’effets bactéricides sur les champignons, les bactéries Gram-positives et les bactéries Gram-négatives. La MRJP1 héberge trois peptides antimicrobiens nommés Jelleins, qui présentent des propriétés antimicrobiennes contre les bactéries Gram-positives et Gram-négatives et les levures. Le MRJP2 N-glycosylé de la GR inhibe spécifiquement la viabilité de Paenibacillus larvae. Les effets antibactériens de la MRJP4, de la glucose oxydase et de l’apolipophorine III ont également été rapportés. En outre, les acides gras de la GR, tels que l’acide 10-hydroxy-2-décénoïque (10-HDA), l’acide 3,10-dihydroxy-décanoïque, l’acide sébacique et l’acide 10-acétoxy-décanoïque, luttent également contre les agents pathogènes buccaux et les champignons pathogènes pour l’homme.

Par conséquent, le public s’intéresse depuis plusieurs années à l’utilisation de ce produit multifonctionnel comme complément alimentaire. Compte tenu de ses fonctions antimicrobiennes, nutritionnelles et favorisant la santé, la GR est largement utilisé comme ingrédient pharmaceutique, dans les aliments diététiques, les produits médicaux et les cosmétiques.

Plus de 10 kg par ruche

Depuis 1979, avec le développement d’une filière de production de masse de la GR, la Chine a développé de plus en plus son marché. Aujourd’hui elle est le plus grand producteur et exportateur de GR du monde. Elle produit plus de 4 000 tonnes de GR par an, ce qui représente plus de 90 % de la production mondiale et satisfait à la plupart de la demande mondiale. La majorité de la GR est exportée (plus de 1500 t en 2017) vers le Japon (plus de 40 % en 2017), les États-Unis et l’Europe.

Pour arriver à de tels résultats et répondre aux besoins croissants du marché, les Chinois ont cherché à augmenter la production de GR. Ils ont ainsi sélectionné au départ de l’abeille italienne (ITBs – Italian Bees, Apis mellifera ligustica) une abeille productrice de GR (RJBs – Royal Jelly Bees). Aujourd’hui, un couple avec 200 colonies arrive, avec ces lignées, à produire plus de 2000 Kg par an. Ces 10 kg à la ruche sont près de huit à dix fois plus importants que la production moyenne avec nos abeilles italiennes.

On sait que la composition de la GR va varier en fonction d’un certain nombre de facteurs, tels que les conditions saisonnières et régionales d’alimentation mais est-ce que cette sélection intensive va avoir un impact sur la qualité de la GR ?

L’étude de Ucak Koc et al., 2021 a déterminé l’effet du nombre de cupules introduites (30, 60 et 120 pièces) et du temps de récolte après enlarvement (24h, 48h et 72h) sur la composition de la GR, entre autres sur le 10- HDA, les protéines totales, le contenu phénolique total et les effets antioxydants.

Pour ces auteurs, un résultat important est que la 10-HDA diminue avec le nombre de larves nourries par la colonie. Autrement dit, la GR des colonies qui ont nourri un petit nombre de larves (environ 30) contenait plus de 10-HDA que les autres groupes de colonies. L’inverse, une quantité similaire de 10-HDA entre les deux souches est également rapportée par d’autres équipes. La comparaison des protéines et du 1O-HDA a donc fait l’objet de plusieurs études qui n’ont pas permis de mettre en évidence de façon claire une différence entre la gelée royale produite par les abeilles italiennes et les lignées sélectionnées. La question de la teneur en 10-HDA reste donc ouverte. Une analyse plus approfondie pour évaluer la qualité des GR issues des RJB reste donc nécessaire.

L’âge des larves lors de la récolte va avoir un impact sur les éléments suivis. Ainsi, comme nous l’indique les figures 1 et 2, le 10-HDA diminue de façon assez linéaire dans le temps et la tendance semble moins régulière pour la teneur en protéines totale. Le fait que la teneur en eau augmente entre 24 et 48 h a naturellement un impact sur ces concentrations exprimée sur de la gelée royale non déshydratée.

Nous voyons que les résultats peuvent varier fortement entre les études. Les causes peuvent être liées aux facteurs géographiques, génétiques, de conduite apicole, au taux d’acceptation, voire aux méthodes d’analyse utilisées.


24, 48 ou 72 h ?

L’étude dont nous venons de parler indique que l’extraction de la gelée royale 24, 48 ou 72 h après l’enlarvement va influencer la qualité de la gelée royale. Ces résultats semblent confirmés par le fait qu’il existe au Japon une demande pour une gelée royale récoltée après seulement 24 h d’enlarvement. En production conventionnelle, la GR est récoltée 72 heures après le greffage des larves (72 h RJ) en raison de l’accumulation maximale de GR dans les cellules royales à ce moment-là. La récolte de la GR à 24 heures (24 h RJ) ou 48 heures (48 h RJ) après l’enlarvement est également adoptée par certains producteurs. Aujourd’hui, il a été possible d’analyser la teneur des autres constituants à petites molécules de la GR (grâce aux progrès technologiques de la métabolomique, en particulier l’amélioration de la précision et de la sensibilité de la spectrométrie de masse à haute résolution (HRMS)). On peut ainsi dresser un bilan plus complet des changements de qualité de la GR liés au temps de récolte. Ainsi, l’étude de Chuan Ma et al. (2021) s’attache à analyser l’évolution de l’abondance de 77 composés à petites molécules identifiées dans la GR et qui contribuent à sa valeur nutritionnelle et fonctionnelle. L’impact de l’augmentation du rendement (ITBRJB) et du temps de récolte (24, 48 ou 72 h RJ) ont été étudiés. Les niveaux d’abondance largement inchangés et même plus élevés de ces composés dans la GR des colonies RJBs par rapport à celles des ITBs indiquent que les lignées des RJBs conservent une qualité globale de GR élevée, bien que les RJBs aient un rendement de production bien plus élevé. L’absence de variation de la teneur en eau et de l’efficacité antibactérienne entre les RJB et les ITB constitue une preuve supplémentaire de la qualité comparable de la GR produites avec les lignées hautement productives.

La récolte aux deux moments les plus tardifs après enlarvement (48 h et 72 h) donne globalement une qualité et un rendement de GR similaires, et la récolte à 72 h est plus intéressante en raison de la charge en travail plus faible pour le greffage. Une qualité supérieure de la GR peut cependant être obtenue par une récolte plus précoce à 24 h mais au prix d’une augmentation relative de la charge en travail du greffage face à une diminution du rendement en GR. Cette différence de qualité pourrait être liée à l’exposition plus courte à la température de la ruche ( 35°C). Cette récolte à 24 heures ne semble cependant pas recommandée pour la production économique de GR.

Comparaison de la production de GR. (A) Taux d’acceptation des larves et rendement en GR entre les RJB et les ITB (n = 7). (B) Rendement quotidien total et moyen de GR à partir de 20 cellules royales récoltées à 24 h, 48 h et 72 h après le greffage de jeunes larves ouvrières dans les cellules royales (n = 5). Le nombre quotidien moyen de larves greffées, qui indique l’intensité du travail pendant la production de GR, est présenté dans le graphique linéaire (en bas à droite). Les données sont exprimées en moyenne ± écart type.

Durée de vie de la GR

La GR est très périssable, et ses composants chimiques et ses fonctions biologiques sont étroitement liés aux conditions de stockage. Pendant le stockage, en particulier dans des conditions de température normale (température de la pièce ou plus), la GR subit un large éventail de changements, tels que la dégradation des protéines, l’accélération de la réaction de Maillard, l’augmentation de la viscosité et de l’acidité. Les protéines, la principale matière sèche de la GR, sont progressivement dégradées avec l’augmentation de la température et du temps de stockage. Les protéines majeures de la GR (MRJP), dont MRJP1- 9 présentent des sensibilités différentes à la température de stockage. Par exemple, le monomère MRJP1 ou royalactine est dégradé proportionnellement à l’échelle de temps du stockage à 40 °C et est complètement perdu après un stockage de 30 jours, alors que MRJP4 et MRJP5 semblent être plus sensibles à la température. D’un point de vue fonctionnel, la dégradation de la MRJP1 compromet les activités biologiques de RJ dans la différenciation de la reine, comme l’augmentation de la taille de son corps, la promotion du développement ovarien et la réduction de la durée du développement. Malgré la bioactivité reconnue de la GR, il existe étonnamment peu de données sur la dynamique antibactérienne de la GR en fonction de la température et du temps de stockage.

Afin de surveiller et de contrôler la qualité de la GR, l’Organisation internationale de normalisation (ISO) (2016) a mis en place un système de contrôle de la qualité. Ces normes précisent les exigences relatives à la teneur en constituants primaires de la GR, notamment les protéines brutes, le 10-HDA et l’eau. C’est la furosine qui a été proposée dans cette norme comme paramètre de fraîcheur (facultatif), mais aucun indice ou gamme de fraîcheur n’y a été spécifié. A ce jour, un certain nombre de marqueurs ont été cependant proposés pour indiquer la fraîcheur de la GR, tels que les acides aminés, les protéines, le 5-hydroxyméthyl-2-furaldéhyde, la furosine, la Nε-carboxyméthyl-lysine et le 10-HDA. Cependant, tous ces marqueurs proposés souffrent de certains inconvénients comme par exemple : un prétraitement de l’échantillon trop compliqué, une détection qui nécessite un instrument peu commun, une méthode analytique non entièrement validée, ou ne permettant pas de distinguer les phases de conservation de la GR. Par conséquent, une évaluation complète des effets de la température et du temps de stockage sur les constituants bioactifs et les fonctions de la GR reste nécessaire, et une méthode de détection précise, rapide et pratique doit être établie.

Evolution de la MRJP4 dans différentes conditions de stockage

Dans ce but, la dynamique de l’activité antimicrobienne et la protéomique de la GR stocké à -20, 4°C, température ambiante (± 25°C) et 37°C pendant un maximum de 24 semaines ont été étudiées par l’équipe de Han Hu et al. (2021). Les propriétés antibactériennes des échantillons de GR conservés dans différentes conditions ont été évaluées par les méthodes de la concentration minimale inhibitrice (CMI) et de la zone d’inhibition. Afin d’explorer la variation des protéines de la GR dans différentes conditions de stockage, les échantillons ont été analysés de manière exhaustive par des méthodes récentes et très sophistiquées (résonance plasmonique de surface (SPR), chromatographie liquide à haute performance-spectrométrie de masse en tandem (HPLC-MS/MS) et transfert de western blotting (WB - méthode de détection et d’identification des protéines).

La dynamique antimicrobienne et protéomique de la GR stockée dans différentes conditions a été étudiée de manière exhaustive afin d’identifier des marqueurs cohérents et sensibles de sa dégradation. La corrélation négative entre les propriétés antimicrobiennes et la durée de stockage de la GR à des températures de plus en plus élevées a été confirmée. Les changements de conformation induits par la dégradation des protéines de la GR (mis en évidence en utilisant la résonance plasmonique de surface) reflètent la variation globale des protéines de la GR causée par les conditions de stockage. Entre les MRJP 3, 4 et 5, c’est la 4 qui met en évidence des effets significatifs très rapides à haute température mais même marqués pour une conservation à 4°C après 3 mois. Vu sa grande sensibilité et sa fiabilité, c’est la MRJP4 (Major Royal Jelly Protein 4) qui a été prise comme référence pour mesurer les changements dans la GR, liés à la température et au temps (mis en évidence par des analyses protéomiques et le western blotting). Sur base de ces résultats, une bandelette d’essai immunologique à l’or colloïdal à flux latéral détectant la MRJP4 a été développée, fournissant ainsi une méthode fiable, simple et rapide pour l’évaluation de la fraîcheur de la GR.

Tous ces éléments récents nous permettent de nous faire une meilleure idée des conditions de production et de stockage que nous devons préconiser aux apiculteurs qui désirent récolter une gelée royale de grande qualité. En matière de conservation pour des durées moyennes à longue, il semble évident aujourd’hui que c’est un stockage utilisant la surgélation qui doit être recommandé.

Bandelette d’essai immunologique détectant la MRJP4 à 37°C

Références

  • Aytul Ucak Koc, Mete Karacaoglu, Murat Uygun, Zehra Burcu Bakır & Burcu Keser (2021) Effect of harvesting time and the number of queen cell cups on royal jelly composition, Journal of Apicultural Research, DOI : 10.1080/00218839.2021.1930956
  • Chuan Ma, Licui Zhang, Mao Feng, Yu Fang, Han Hu, Bin Han, Lifeng Meng, Jianke Li, (2021) Metabolic profiling unravels the effects of enhanced output and harvesting time on royal jelly quality, Food Research International, Volume 139, 2021,109974, ISSN 0963-9969,
  • https://doi.org/10.1016/j.foodres.2020.109974.
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  • Maghsoudlou, Atefe, Mahoonak, Alireza Sadeghi, Mohebodini, Hossein and Toldra, Fidel. « Royal Jelly : Chemistry, Storage and Bioactivities » Journal of Apicultural Science, vol.63, no.1, 2019, pp.17-40. https://doi.org/10.2478/jas-2019-0007
  • DOI : 10.2478/jas-2019-0007
  • Han Hu, Qiaohong Wei, Zhihua Sun, Xufeng Zhang, Chuan Ma, Mao Feng, Lifeng Meng, Jianke Li, and Bin Han (2021) Development of a Freshness Assay for Royal Jelly Based on the Temperature- and Time-Dependent Changes of Antimicrobial Effectiveness and Proteome Dynamics of Royal Jelly Proteins Journal of Agricultural and Food Chemistry 2021 69 (36), 10731-10740
  • DO I : 10.1021/acs.jafc.1c02843