Protection agroécologique des cultures

Victor HERMAN

Selon les objectifs du Pacte vert Européen, une diminution de 50 % des produits phytosanitaires est attendue d’ici 2030. Le monde apicole ne peut que se réjouir de cette direction que prend l’Europe. Elle permettra certainement un environnement plus favorable pour une grande partie de l’entomofaune agricole dont fait partie l’abeille mellifère. Pour le monde agricole cependant, continuer à protéger les cultures contre les attaques des ravageurs en se passant de ces produits ou en diminuant drastiquement leur utilisation constitue un défi de taille. Le monde agricole se doit de réagir vite

Cet article a pour objectif de mettre en lumière les diverses possibilités avancées par la recherche et les initiatives qui se mettent en place dans le monde agricole en matière de protection des cultures. Il se construit sur base des conférences récemment données dans le cadre de la Journée technique de la protection agroécologique des cultures tenue lundi 5 Juin au sein de l’UCLouvain. Une première conférence a été donnée par Séverin Hatt de l’ULg dont les recherches portent sur l’amélioration de la conservation des insectes « utiles » permettant le contrôle biologique des insectes « nuisibles », via l’augmentation des ressources florales dans les paysages agricoles. Une seconde conférence a été tenue par Hubert Compère, agriculteur depuis 40 ans dans l’Aisne, pratiquant une agriculture innovante dont la protection des cultures repose en grande partie sur la régulation des populations de ravageurs grâce aux auxiliaires des cultures.*

Comment protéger les cultures en diminuant l’utilisation des produits phytosanitaires ?

En s’inspirant de la chaine trophique « plante - ravageur herbivore - auxiliaire », il existe 2 approches complémentaires qui permettent, selon Séverin Hatt, de protéger les cultures des ravageurs tout en diminuant l’utilisation des produits phytosanitaires :

  • L’approche « Bottom-up » : cette approche joue au niveau de la relation entre la plante et le ravageur herbivore. Il s’agit par exemple de diminuer l’attractivité des cultures pour les ravageurs.
  • L’approche « Top-down » : cette approche joue au niveau de la relation entre le ravageur herbivore et l’auxiliaire. Il s’agit de favoriser les prédateurs des ravageurs des cultures pour permettre une meilleure régulation de leur population.

L’approche Bottom-up

Pour diminuer l’impact néfaste des ravageurs des cultures, il s’agit par exemple de les rendre moins attractives ou encore de rendre l’accès aux cultures plus compliqué pour les ravageurs.
Pour les rendre moins attractives, Severin Hatt explique qu’il est possible de jouer sur la résistance variétale des cultures (certaines variétés de plantes étant plus résistantes à certains ravageurs), sur la fertilisation azotée (une fertilisation azotée trop importante entraînant une infestation de nuisibles plus conséquente) et sur la diversification des cultures dans le temps et dans l’espace.

La diversification spatiale consiste à cultiver simultanément plusieurs espèces ou variétés sur la même surface : en bandes ou rangs intercalés, en mélange ou en déphasage dans le temps (figure 1). Il a été observé qu’un puceron a plus de difficulté à trouver sa plante hôte lorsqu’elle est cultivée en mélange avec une autre culture, comme un mélange trèfle-pois. La diversification temporelle, quant à elle, consiste à changer de culture chaque année sur un même champ afin de ne pas favoriser l’installation de nuisibles adaptés à un certain type de culture. De nombreux ravageurs herbivores sont en effet spécifiques d’une culture. Plus le temps avant retour à une même culture est long, plus la lutte contre un ravageur est efficace.

Fig. 1 : Exemple de chaine trophique. Illustration tirée de la conférence de Séverin Hatt du 5 juin 2023.

Pour compliquer la tâche des ravageurs dans la recherche de leur culture hôte, Séverin Hatt explique qu’il est possible de travailler avec des camouflages (visuels ou olfactifs) mais aussi avec des barrières physiques. En ce qui concerne le camouflage visuel, on observe que les pucerons trouvent quasi systématiquement leur plante hôte lorsque le contraste entre cette plante et la couleur du sol est fort mais qu’ils ont beaucoup plus de mal à la trouver lorsqu’une culture secondaire est cultivée à côté de sa culture hôte, diminuant ainsi le contraste (figure 2). De plus, cultiver des bandes d’une culture autre que la culture hôte constitue une barrière pour les ravageurs qui ont alors plus de mal à accéder à leur culture hôte (ex : barrière de féverole dans un champ de céréale).

Fig. 2 : Différentes diversifications spatiales par association culturale. Illustration tirée de la conférence de Séverin Hatt du 5 juin 2023.

L’approche Top-down :

L’approche Top-down demande de travailler avec les prédateurs naturels des ravageurs des cultures soit en les introduisant sur les parcelles à protéger (approche par introduction), soit en conservant les auxiliaires déjà présents sur les parcelles à protéger (approche par conservation). Cette deuxième approche consiste à mettre en place dans l’environnement tous les éléments nécessaires au bon développement des populations d’auxiliaires. Parmi ces auxiliaires, on retrouve notamment les ennemis des pucerons (coccinelles, syrphes, chrysopes, guêpes parasitoïdes…), les ennemis des gastéropodes tels que les carabes ou encore les staphylins qui sont des parasitoïdes efficaces de la mouche mineuse (endommageant un bon nombre de cultures de légumes).

Lorsqu’une population suffisante d’auxiliaires est obtenue, on peut observer un effet positif sur la régulation des ravageurs jusqu’à 25m de la zone refuge des auxiliaires (bande fleurie, haie…). Un système de culture présentant une zone de refuge tous les 60 m est donc l’idéal.

Comment accueillir et préserver ces auxiliaires des cultures ?

Cette discipline est très pointue et demande une grande connaissance des cycles des auxiliaires ainsi que celle de leurs besoins pour arriver à les maintenir en périphérie des cultures. Une fois ces besoins identifiés, il s’agit de mettre en place les éléments nécessaires à leur développement (au travers de bonnes pratiques) pour arriver à atteindre une population assez conséquente capable de réguler significativement les populations de ravageurs lorsqu’elles attaquent les cultures.
Dans un premier temps, il faut limiter au maximum les perturbations du sol dans la culture. En effet, il a été démontré qu’une réduction du travail du sol impacte positivement les populations de carabes en leur offrant un habitat stable. C’est une des raisons pour laquelle Hubert Compère travaille sans labour.

Ensuite, il faut créer des habitats stables maintenus toute l’année pour abriter les auxiliaires pendant l’hiver (bandes fleuries pérennes, haies…). On observe au printemps une plus grande abondance en auxiliaires dans les bandes fleuries pérennes qui n’ont pas été retournées avant l’hiver que dans les bandes semées ensuite. Ces bandes pérennes constituent également une ressource florale pour un bon nombre d’auxiliaires, notamment pour les coccinelles qui peuvent s’en nourrir lorsque la population de pucerons diminue et leur permettre ainsi de survivre.

Enfin, il faut penser la composition des bandes fleuries ou des haies en fonction des auxiliaires que l’on veut abriter. Pour inciter l’installation des régulateurs des populations de pucerons, il est par exemple recommandé de planter du sureau qui attirera une espèce de puceron qui lui est spécifique (et qui ne portera pas préjudice aux cultures). Ces populations de pucerons vont quant à elles permettre d’attirer les auxiliaires régulateurs de pucerons qui s’installeront et se développeront dans ces zones refuges pour être prêts lors de l’infestation de la culture par d’autres espèces de pucerons. Il faut savoir qu’il existe environ
400 espèces de pucerons en Belgique dont seulement 10 sont néfastes pour les cultures. Un autre critère important dans le choix des essences à planter dans les haies ou dans les bandes fleuries est la structure des fleurs. Il faut en effet veiller à offrir des fleurs dont la forme permet aux auxiliaires d’acceder au nectar.

Tout comme pour l’abeille, travailler avec les auxiliaires demande beaucoup d’observations et une compréhension très fine de leur cycle de vie et de leur fonctionnement. Tout comme l’apiculteurtrice qui connait son abeille pourra en tirer le meilleur, l’agriculteurtrice qui connait ses populations d’auxiliaires pourra en optimiser l’utilisation. Ce travail, qu’il soit en apiculture ou en agriculture, demande un suivi méticuleux et un apprentissage quotidien. Aujourd’hui encore, Hubert Compère affirme qu’il continue d’apprend chaque semaine sur le sujet des auxiliaires des cultures.

Les avantages d’une telle gestion des cultures pour l’abeille

L’abeille mellifère dépend directement de la qualité de son environnement et par conséquent des pratiques agricoles qui y sont appliquées. En effet, on estime en Wallonie que 45 % du territoire est recouvert par des surfaces agricoles. Pour la France, les surfaces agricoles recouvrent jusqu’à 50 % du territoire. Une gestion agricole telle que celle décrite ci-dessus améliore considérablement la qualité de l’environnement en diminuant d’une part l’utilisation des produits phytosanitaires et d’autre part en augmentant la ressource florale (pollen, nectar, propolis). Pour les abeilles sauvages dont environ 80 % sont terricoles, la mise en place de structures pérennes telles que des bandes fleuries ou des haies leur offre un habitat de qualité pour réaliser leur cycle de vie. C’est l’occasion de rappeler que le monde agricole contribue à façonner l’environnement et possède les clés pour le rendre plus favorable à l’entomofaune. Parmi les multiples facteurs agissant sur le déclin des abeilles tels que le manque de ressources florales et d’habitat, la perte de ressources immunitaires, la pollution de l’environnement par l’utilisation de produits phytosanitaires et la pression exercée par des parasites ou des espèces invasives, le monde agricole peut déjà jouer sur 3 de ces 5 facteurs, d’où l’importance de renouer des liens forts entre le secteur apicole et agricole.

Une source d’inspiration pour le monde apicole ?

Le développement de ces techniques agricoles est assez récent (depuis les années 2000 pour Hubert Compère, pionnier en la matière) et reste encore marginal. Cette approche de l’agriculture nécessite une compréhension fine des cycles des ravageurs et des auxiliaires ainsi que de leurs besoins. Par analogie à ce qui se développe dans le monde agricole, des pistes de réflexions pourraient être lancées afin de trouver des méthodes de lutte intégrées contre le varroa ou encore contre le frelon asiatique. Que donneraient les approches de Bottom-up et de Top-down dans la thématique apicole ? Serait-il possible d’obtenir des résultats concluants en travaillant avec le pseudoscorpion et le Stratiolaelaps scimitus dans la lutte contre le varroa ? Dans tous les cas, ces méthodes alternatives nécessitent un suivi précis des populations de varroa, à l’image du suivi méticuleux des populations de pucerons effectué et expliqué par Hubert Compère. Ce dernier va jusqu’à installer des morceaux de laine sur les plantes sur lesquelles il réalise des comptages de ravageurs pour en suivre l’évolution au fil du temps.

Dans cette approche alternative de l’agriculture, il est tout de même à noter qu’un éventuel traitement n’est pas à exclure. Selon les suivis que Hubert Compère réalise dans ses champs (recensement en auxiliaire et en ravageur), il n’est pas exclu qu’il soit contraint de traiter lorsqu’il observe que les populations de pucerons dépassent un seuil critique (seuil d’intervention) et que les populations d’auxiliaires ne sont pas au rendez-vous.

*Ces deux conférences sont disponibles aux liens suivants :
https://www.youtube.com/watch?v=h9GtHeGamqU & https://youtu.be/oR_rglqe61k