Sale temps pour les abeilles

Agnès FAYET

Dans ce contexte de changement climatique qui est le nôtre, il relève de l’évidence de dire que les abeilles mellifères auront, comme le reste de la faune, à subir l’impact de sérieuses modifications environnementales. Cela aura sans nul doute des conséquences sur le comportement des abeilles, leur physiologie, leur distribution géographique et leur réaction face aux pathogènes et aux agressions extérieures. Indirectement, le changement climatique aura également un impact sur les ressources florales des abeilles et sur leurs ennemis naturels, pathogènes et prédateurs. Cela aura aussi des conséquences sur la conduite apicole et demandera aux apiculteurs une série de compétences indispensables.


Des épisodes climatiques extrêmes

Chaque année est désormais accompagnée du qualificatif « exceptionnelle ». Selon la NASA, parmi les 17 années les plus chaudes enregistrées depuis 136 ans à l’échelle mondiale, 16 l’ont été depuis 2001. L’année 2016 détient le record de chaleur. Le changement climatique ne peut cependant pas se réduire à un réchauffement global de la température. Il englobe d’autres modifications désormais perceptibles comme l’élévation du niveau de la mer, la perte de la masse glaciaire des pôles et la fonte des glaciers en montagne, des épisodes météorologiques extrêmes et des perturbations au niveau de la floraison des plantes. Pour les apiculteurs, les pics de température, les périodes de froid inattendus, l’augmentation des épisodes de sécheresse, les manifestations orageuses plus violentes qui accompagnent ces modifications ont un impact direct. La NASA a mis en place le programme d’observation participatif HoneyBeeNet (https://honeybeenet.gsfc.nasa.gov/About.htm) qui compare les récoltes faites par les abeilles mellifères en Amérique du Nord avec les images satellites sur le changement climatique dont dispose l’agence gouvernementale. Le but est d’obtenir une perspective globale de la façon dont les modifications climatiques affectent la phénologie des plantes et la vie des pollinisateurs. Le projet européen Status and Trends of European Pollinators (STEP - http://www.step-project.net) inclut également la problématique climatique dans son champ de recherche. Les enjeux sont de taille et dépassent largement la seule question de l’apiculture. Les changements qui sont enclenchés auront une large incidence sur tout l’écosystème, plantes et invertébrés en tête. Il y a fort à parier que la crise écologique qui se prépare influencera en premier lieu les décisions politiques à venir puisqu’elle aura un impact sur la production agricole et la pérennité de l’alimentation de l’humanité ainsi que sur l’expansion de certains vecteurs de maladies.


Gare à l’écosystème de la ruche !

Les défis qui attendent les abeilles mellifères incluent à la fois des facteurs biotiques (l’ensemble des interactions du vivant sur le vivant dans un écosystème) et abiotiques (l’action du non-vivant sur le vivant). Pour une colonie d’abeilles, les facteurs abiotiques sont principalement la température et l’humidité relative qui doivent être maintenues de manière constante dans la colonie pour assurer la survie du couvain. La température doit être en permanence de 34-35°C tandis que l’humidité relative doit être maintenue entre 50 et 70 %. Une humidité relative supérieure ou inférieure réduit considérablement le nombre d’émergences. On sait aussi que l’émergence des larves est impossible avec une humidité relative extrêmement basse de 30 %. De même, une température trop basse dans la ruche a un impact direct sur le développement du couvain, sur la qualité et la densité de la ponte de la reine, sur la mémoire et les capacités cognitives des ouvrières adultes, sur l’efficacité des danses d’orientation, etc. Pour maintenir cet équilibre, les ouvrières doivent dépenser de l’énergie. Le maintien de la thermorégulation de la colonie, qui passe par la ventilation ou le chauffage du couvain et souvent par un besoin accru en eau, est coûteuse en énergie et pourrait avoir un impact sur la longévité des ouvrières. Les situations d’urgence réclament la mobilisation des ouvrières et la multiplication de ces situations d’urgence signifie l’intensification des facteurs de stress et la démobilisation des effectifs pour d’autres fonctions. L’équilibre de la colonie dépend en partie des facteurs environnementaux extérieurs. Plus ils sont extrêmes et chaotiques, plus les coûts énergétiques nécessaires pour maintenir le microclimat de la ruche sont importants. Des colonies fortes sont cruciales.

Les interactions de la colonie avec l’extérieur

L’homéostasie sociale des abeilles à l’intérieur de la colonie est une chose. Une autre concerne les activités à l’extérieur de la colonie. Une sortie est soumise aux conditions extérieures. Idéalement, une bonne sortie se fait avec une température supérieure à 20°C, un vent dont la vitesse est inférieure à 15 kilomètres/heure par temps sec. La luminosité a aussi son rôle à jouer. Elle doit être supérieure à 20.000 lux. En deçà, les vols de butinage sont moins efficaces et résumés aux alentours du rucher. De même, pour un vol de fécondation optimum, la température extérieure avoisine les 18-20° avec du soleil et peu de vent. De moins bonnes conditions peuvent avoir une influence sur la longévité de la reine et la quantité de sperme stocké dans sa spermathèque. La température influence aussi le nombre de mâles quittant la colonie pour rejoindre les zones de rassemblement. Il faut aussi naturellement souligner l’importance des fluctuations météorologiques sur l’essaimage. On sait que la reine diminue sa ponte lorsque la température extérieure baisse. Si une période de froid vient interrompre un climat de saison au moment de la période d’essaimage (d’avril à juin), il y a fort à parier que les ouvrières vont être désœuvrées, surtout les jeunes nourrices. Il y a alors un dérèglement de l’organisation de la colonie propice à l’essaimage. Autre scénario, dans une colonie en fièvre d’essaimage dont un départ d’essaim est empêché par de mauvaises conditions météo (pluie par exemple), on peut entendre le chant des reines qui manifestent aux autres leur présence dans les cellules. Dès que la météo s’améliore, il y a départ d’un, parfois de deux ou trois essaims. Le travail de l’apiculteur n’est jamais facilité par des épisodes climatiques en dents de scie.

Rendements agricoles à l’horizon 2080 selon le scénario climatique HadCM3

La disponibilité des ressources

Parmi les facteurs biotiques qui interviennent dans la vie d’une colonie d’abeilles, citons la relation mutualiste que les insectes entretiennent avec les plantes. Les plantes répondent au changement climatique par une modification de leur floraison et de la production de nectar et de pollen. Cette modification avérée de la disponibilité des ressources florales peut avoir une incidence sur la reproduction des abeilles, leur morphologie (taille) et leur durée de vie. En retour, les abeilles fragilisées influencent négativement la reproduction des plantes à fleurs en ayant un impact sur le flux de pollen par exemple. C’est un cercle originellement vertueux qui peut facilement devenir vicieux. La relation des abeilles (et de tous les pollinisateurs) avec les plantes est déjà en train de changer et l’impact sur la phénologie des plantes est déjà sensible. Débourrement, floraison, maturation sont soumis aux aléas climatiques. Des épisodes de gels tardifs peuvent complètement déflorer les arbres. Il est difficile de généraliser dans un contexte aussi complexe que la production nectarifère mais les sécrétions de nectar sont fortement influencées par le climat. L’effet de la température nocturne est en tout cas incontestable. On sait par exemple que la production nectarifère du tilleul est favorisée par des nuits froides. Les températures diurnes jouent aussi un rôle. Le robinier faux-acacia ne produit du nectar qu’à une température supérieure à 20 °C. Il ne produit rien en cas de pluie. Les apiculteurs remarquent facilement que les temps chauds et très secs sont peu propices aux récoltes. L’hygrométrie du sol et de l’air intervient en effet pour beaucoup dans la production de nectar. Les scénarios climatiques parlent d’une diminution des précipitations. Cela ne peut qu’avoir un impact sur la production de nectar. Naturellement, les rendements agricoles seraient également impactés par ces changements. Ils sont liés tout à la fois aux conditions climatiques et au travail des pollinisateurs. Selon le scénario climatique HadCM3, une baisse des rendements de 10 % en moyenne est attendue dans le sud et l’ouest de l’Europe, de 15 % dans le nord et de 5 % dans la partie centrale du continent à l’horizon 2080.

En résumé, la réduction de la disponibilité du pollen et du nectar, l’augmentation du stress hydrique, les épisodes climatiques inattendus peuvent inhiber la vie de la colonie tout autant qu’augmenter ou réduire la capacité et le développement des récoltes. Des années de grosses productions de miel peuvent succéder à des années de pénurie. Cela peut aussi donner lieu à de nouvelles relations de compétition entre les espèces et les races et à un développement délicat des fléaux de la colonie.

Prédateurs, parasites et pathogènes

Parasites, agents pathogènes et même certains prédateurs des colonies d’abeilles seront favorisés par cette situation climatique annoncée. Une pénurie de pollen induite par une sécheresse automnale aurait pour effet de priver de protéines les abeilles d’hiver, d’affaiblir leur système immunitaire et de les rendre plus sensibles aux agents pathogènes. Vincent Albouy et Yves Le Conte signalent l’exemple de Tropilaelaps clareae, parasite du couvain operculé en Afrique et Asie, qui pourrait affecter les abeilles mellifères en occident si des hivers plus chauds conduisaient les colonies à n’avoir plus de rupture de couvain hivernale. Varroa serait aussi favorisé par une telle situation de même que par le butinage tardif. Un climat plus chaud pourrait favoriser l’expansion de Aethina tumida mais aussi de Vespa velutina. Des chocs climatiques trop fréquents seraient favorables aux risques de couvain plâtré tandis que des situations trop humides conviendraient à la nosémose, surtout si le couvain est soumis à un refroidissement.

Adaptation

Le maître mot de l’apiculture sera « adaptation ». L’apiculteur devra plus que jamais être souple et à l’écoute des signes de la colonie. Sa technicité sera mise à rude épreuve. Les abeilles devront être génétiquement armées pour répondre à de multiples adaptations, que ce soit pour résister aux pathogènes ou pour trouver de nouvelles sources de nourriture tout en répondant à l’essentiel qui est de maintenir de bonnes conditions de développement pour le couvain et la colonie. Le défi est de taille et il s’agit surtout, en tant qu’apiculteur, d’être un soutien et pas un frein à cette évolution. Apis mellifera e
st une espèce qui a déjà montré un grand potentiel d’adaptation. On la trouve presque partout dans le monde et sous des climats très différents. Sa plasticité et ses variations génétiques laissent espérer une possible adaptation de cet insecte social aux nouvelles conditions environnementales si toutefois la rapidité des changements le permet.

Références :
Climat
https://climate.nasa.gov/vital-signs/global-temperature/Global Climate Change and Terrestrial Invertebrates, Scott N. Johnson, John Wiley & Sons, 2017

http://www.climatecost.cc

http://www.climatecost.cc/images/Policy_brief_1_Projections_05_lowres.pdf

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