L’abeille mellifère est-elle qualifiée pour la question du bien-être animal ?

Agnès FAYET

La question du droit des animaux n’est pas une problématique émergente. Au contraire, elle est une constante de l’histoire des idées depuis l’antiquité grecque. Il faut attendre le XIX° siècle pour que l’idée de bien-être animal, qui étend la dimension morale de ce dossier, commence à se répandre à partir de l’Angleterre. Aujourd’hui, l’idée a atteint les politiques publiques européennes sous l’impulsion de mouvements citoyens. Il reste cependant beaucoup à réfléchir avant de parvenir à un consensus. Comme d’habitude, l’abeille mellifère est un cas particulier dans le paysage : c’est un animal sauvage élevé, c’est un modèle animal d’intelligence collective, c’est un superorganisme qui force l’admiration par ses capacités cognitives et c’est avant tout un… insecte. L’abeille mellifère en est-elle disqualifiée pour aborder la question du bien-être animal ?

Qu’est-ce que le bien-être animal ?

« Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de l’espèce ». La loi française du 10 juillet 1976 fixe en ces termes la nécessité de respecter le bien-être des animaux qui vivent sous la dépendance de l’homme, que ce soit la dépendance d’un animal familier ou d’un animal d’élevage. Pour l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l‘alimentation, de l‘environnement et du travail), « le bien-être d‘un animal est l‘état mental et physique positif lié à la satisfaction de ses besoins physiologiques et comportementaux, ainsi que de ses attentes. ... La dimension mentale porte l‘attention sur le fait qu‘une bonne santé, un niveau de production satisfaisant ou une absence de stress ne suffisent pas. » Un pas de plus est franchi avec cette déclaration datant de 2018. Par « dimension mentale » on aborde prudemment des questions comme la souffrance, la satisfaction, la qualité de vie, les émotions… qui limitent l’animal aux vertébrés. L’évolution des considérations morales suit l’avancée des connaissances scientifiques sur les capacités émotionnelles et cognitives. Le tout vient se heurter aux intérêts économiques, en particulier dans le contexte des élevages agricoles. Par ailleurs, si 94 % des citoyens de l’Union se disent soucieux du bien-être des animaux (eurobaromètre 2016 de la Commission européenne), de nombreuses interprétations nuancent le propos et aucun consensus n’est établi. Quels animaux sont concernés ? Tous les animaux méritent-ils d’être « bien » ?

Cette notion s’applique-t-elle aux abeilles mellifères ?

Les invertébrés sont facilement rangés dans une catégorie inférieure aux vertébrés dans une échelle de la nature. Des progrès éthiques et politiques ont cependant été récemment réalisés pour prendre en considération les céphalopodes et certains mollusques dans les débats sur le bien-être animal. En majorité, cependant, les arthropodes, y compris les insectes, et donc les abeilles, restent exclus de toute considération morale.

La sentience, le ressenti de la souffrance, est souvent pris comme critère de base pour commencer à envisager si oui ou non l’animal mérite que l’on s’interroge sur son sort. Ceci repose sur une grande incertitude scientifique. « La façon dont les informations nociceptives sont traitées dans le système nerveux central des insectes reste presque entièrement inconnue » [1]. Un argument contre l’idée de la douleur chez les invertébrés, tels que les insectes, est qu‘ils n‘ont pas les propriétés des tissus neuronaux qui sont nécessaires pour ressentir la douleur. Certains scientifiques répondent que des fonctions similaires peuvent apparaître dans différentes structures cérébrales. Elwood prend l‘exemple des crustacés et des céphalopodes qui ont un système nerveux central et des récepteurs différents de ceux des humains [2]. Les manifestations de la douleur qui sont attendues reposent sur des bases analogiques. On soutient raisonnablement que les animaux qui répondent à une agression avec des signaux de douleur similaires à celui que peut exprimer un humain ressentent la douleur. Le même raisonnement analogique conduit à déclarer l’inverse si les animaux ne manifestent pas les mêmes sensations. Argument plutôt insatisfaisant. G.Fiorito [3] propose une série d‘exemples montrant des réponses à des stimuli qui sont à la fois douloureux (nociceptifs) et responsables d’un comportement naturel d‘auto-préservation chez les invertébrés. Il tient compte du mécanisme possible sous-jacent au « système de la douleur » chez les invertébrés. En se basant sur d’autres exemples d’invertébrés, Sherwin [4] encourage à être plus prudent lors de l‘utilisation de l‘argument par analogie et de rester ouvert à la possibilité que les invertébrés soient capables de souffrir de la même manière que les vertébrés.
Pour aller plus loin, divers critères ont été proposés, couplés au critère analogique, comme ayant collectivement le potentiel de démontrer la douleur chez les mammifères et ont été appliqués à la douleur chez les amphibiens, les poissons et divers invertébrés :

  • des récepteurs appropriés ;
  • un système nerveux central adapté ;
  • une réactivité aux opioïdes, aux analgésiques et aux anesthésiques ;
  • des changements physiologiques ;
  • un apprentissage d‘évitement ;
  • des réactions motrices protectrices ;
  • un compromis entre l’évitement des stimuli et d’autres activités
  • une capacité cognitive et sensible.

Dans cette liste, le dernier critère, les capacités cognitives des animaux, concentre fortement l’intérêt des moralistes. Les animaux qui manifesteraient des capacités d’apprentissage seraient plus susceptibles de mériter que l’on se pose la question de leur bien-être. Là encore, une certaine règle analogique (ou anthropocentrique) est d’application. Il existe une kyrielle de preuves des capacités cognitives des insectes, en particulier des insectes sociaux où le terme de communication est même employé [5]. Inutile de citer ici tous les exemples qui concernent les abeilles mellifères !

Il semble que nous portions notre intérêt sur les organismes les plus susceptibles de déclencher un sentiment d’empathie. Or, l‘empathie pour les invertébrés est généralement faible et certains chercheurs pensent qu‘il serait « gênant » que ces animaux soient convaincus de ressentir de la douleur. C’est ce qu’affirme Kellert qui a étudié la valeur des invertébrés pour la société humaine (avantages écologiques, utilitaires, scientifiques, culturels). La disposition, bonne ou mauvaise, du grand public (américain en l’occurence) vis-à-vis des invertébrés dépend d’un certain nombre de facteurs parmi lesquels :

  • une disposition innée à l‘apprentissage ;
  • l‘association de nombreux invertébrés avec la maladie et les dommages agricoles ;
  • les différences d‘échelle écologique entre les humains et les invertébrés (éloignement) ;
  • la multiplicité des invertébrés (effet de grouillement qui peut générer un rejet) ;
  • le manque apparent d‘un sens d‘identité et de conscience (ils semblent tous se ressembler) ;
  • la présomption d‘absurdité chez les invertébrés ;
  • l’autonomie radicale des invertébrés par rapport au contrôle humain (pas de dressage possible).

On le voit, sous l’étiquette « invertébré » des nuances peuvent apparaître qui posent d’autres questions difficiles a envisager. Un exemple : pour certains végétariens, manger des insectes ne pose à l’heure actuelle aucun problème moral alors même qu’il s’agit bien d’animaux. À l’heure où la question de nourrir massivement l’humanité avec des insectes paraît être une solution durable, remettre en question le sujet de la douleur des insectes peut être gênante. Par contre, les abeilles bénéficient auprès du grand public d’un capital sympathie dans le monde des invertébrés. La question de leur bien-être en est ainsi largement facilité qui peut s’appuyer, sans aller beaucoup plus loin, sur ce que l’on peut appeler leurs « besoins », besoins qui sont déjà largement envisagés dans le cadre apicole.

Apprécier les besoins des abeilles

On peut commencer par rappeler quels sont les besoins fondamentaux des abeilles. Ils ont largement été théorisés par des auteurs comme Jürgen Tautz (« L’étonnante abeille ») et Thomas D. Seeley (« Honeybee democracy », etc.). Sans entrer dans le détail, rappelons que ces besoins portent sur les points suivants :

1. Habitat
• Volume de la cavité
• Développement de la colonie
• …

2. Nutrition
• Qualité environnementale
• Diversité du pollen et nectar
•…

3. Reproduction
• Essaimage (reproduction de la colonie)
• Détermination des larves sur lesquelles élever les reines (choix des ouvrières)
• …

De ces trois points découlent en grande partie la santé des colonies d’abeilles. Pour la question de la santé, il faut ajouter des paramètres induits par l’activité apicole elle-même. On peut penser à l’expansion de la distribution de varroa destructor par exemple qui est une conséquence d’une certaine apiculture. Un apiculteur en phase avec ses abeilles connaît leurs besoins et va essayer le plus possible de les respecter. Cela en fait un véritable observateur de l’environnement dont la qualité est déterminante pour la santé de ses colonies.

Un profil humain en fonction de la proximité avec les abeilles

L’apiculteur, l’éleveur d’abeilles, peut lui-même se positionner en fonction des relations qu’il a développées avec ses abeilles et avec le degré d’empathie et de sensibilité qu’il exprime dans sa pratique apicole. Si le regard sociétal n’est pas le même sur l’apiculteur que sur d’autres éleveurs agricoles, c’est que des images d’Épinal circulent abondamment dans les médias sur l’apiculteur qui serait d’une manière générale un « ami des abeilles », plutôt contemplatif et peu intrusif. L’opinion publique confrontée à des images plus réalistes de l’apiculture réagit avec vigueur. Il suffit de se souvenir des réactions à certaines séquences du film de Markus Imhoof « More than Honey » : abeilles soumises à l’industrie apicole des États-Unis ou reine écrasée par le vieil apiculteur suisse pour la raison qu’elle n’est pas de « pure race ». Le public a fortement réagi à la violence des images par une véritable incompréhension, de la surprise, de l’écœurement et donc en manifestant… de l’empathie pour les abeilles. Un grand nombre de gestes techniques posés machinalement par l’apiculteur ou l’éleveur pourrait bien soulever d’autres rejets qui ne bénéficieraient pas au secteur apicole. Par chance, ces gestes sont très méconnus du grand public qui s’arrête encore aujourd’hui à l’image d’Épinal en dépit de la démocratisation des moyens de diffusion. Parmi les apiculteurs eux-mêmes, nombreux sont ceux qui éprouvent un rejet pour l’hyper-technicité et qui souhaitent une approche plus « naturelle » de l’apiculture et qui n’efface pas la responsabilité qui est celle d’un « gardien d’abeilles ». Il est vrai qu’un questionnement sur l’évolution de l’apiculture moderne n’est certainement pas un luxe. Reste que nous sommes aujourd’hui face à des positionnements variés au sein même du monde apicole et les clivages dépassent les querelles de clocher, les batailles de races et les compétitions sur le meilleur modèle de ruche. L’apiculteur d’aujourd’hui est influencé par sa formation mais aussi par sa sensibilité et ses intérêts plus ou moins prononcés pour la technique apicole. Les paramètres économiques entrent finalement assez peu en considération dans ce débat. On peut trouver des apiculteurs de loisir pratiquant une apiculture bien plus intrusive que certains apiculteurs à plus large échelle. Sur une échelle exprimant à la fois une « proximité » déclarée avec les abeilles et une passion pour la technique d’élevage, on pourrait obtenir une variation de profils humains que l’on représenterait ainsi, avec toutes les nuances nécessaires à un bilan humain :

Groupe A
Les apiculteurs pour les abeilles
Ils entretiennent une relation affective avec les abeilles. Ils expriment une certaine empathie pour leurs abeilles et ils cherchent systématiquement à tenir compte des besoins fondamentaux des abeilles dans leur pratique apicole. Ils font passer en second plan la récolte de produits de la ruche.

Groupe B
Les apiculteurs avec les abeilles
Ils perçoivent à la fois les aspects positifs et négatifs de l’apiculture. Ils ont conscience que les abeilles sont des êtres vivants sensibles mais ne déclarent pas un attachement particulier à leur égard. Ils reconnaissent l’importance d’être bien équipé pour pratiquer leur apiculture, d’être bien formé pour interpréter les signes d’interventions dans les colonies. Ils cherchent à récolter des produits de la ruche et à bénéficier d’un travail collectif avec les abeilles.

Groupe C
Les apiculteurs malgré les abeilles
Ils ne s’expriment pas sur un éventuel lien avec les abeilles. Ils cherchent à produire et leur satisfaction porte sur les moyens techniques de le faire. L’apiculture est davantage envisagée en termes de performance et de potentiel que de lien entre l’homme et l’abeille.

Groupe D
Les apiculteurs pour la technique
Ce sont des éleveurs passionnés par les aspects techniques de la gestion du vivant. Ils cherchent à optimiser le fonctionnement de la colonie. Les abeilles sont envisagées essentiellement du point de vue de leurs besoins physiologiques. Ces apiculteurs sont passionnés par l’idée d’une amélioration du cheptel.


Ces 4 groupes humains, dont la définition vaut ce qu’elle vaut et pourrait certainement être affinée, sont un simple outil pour se positionner par rapport à ses abeilles et à ses objectifs. On voit que le rapport réel ou déclaré aux abeilles est déterminant pour qualifier l’apiculteur et son souci de leur bien-être. Certains pourraient se retrouver à plusieurs niveaux. À vous de déterminer votre propre tendance… et de réfléchir à votre rapport aux abeilles. L’émergence programmée de la question du bien-être animal appliquée à l’apiculture rend utile et urgente cette auto-réflexion.

Références

  • 3 Sherwin CM. 2001. Can invertebrates suffer ? Or how robust is argument by analogy ? Anim Welf 10:S103-S118.
  • 4 Benard J, Stach S, Giurfa M. 2006. Categorisation of visual stimuli in the honeybee Apis mellifera. Anim Cogn 9:257-270.
  • 5 Giurfa M, Eichmann B, Menzel R. 1996. Symmetry perception in an insect. Nature 382:458-461.
  • 7 Elwood RW, Barr S, Patterson L. 2009. Pain and stress in crustaceans ? Appl Anim Behav Sci 118:128-136.