L’estivage en Andalousie

Fernando MOLERO, Francisco PUERTA , Ángel DÍAZ Traduction et transcription Agnès FAYET

Trois témoignages sur l’estivage en Andalousie

Estivage 1 - Témoignage

Fernando Molero
Responsable sanitaire de la Coordination des organisations d‘agriculteurs et d‘éleveurs (COAG)

Avec environ 87.268 kilomètres carrés et 886 kilomètres de côtes, l‘Andalousie est une région diversifié du sud de l‘Espagne d’une grande superficie. En Andalousie se trouvent tout à la fois la plus haute montagne de la péninsule ibérique (le pic Mulhacén culminant à 3.482 m), la zone où il pleut le plus (la Sierra de Grazalema avec environ 3.000 litres par an) et aussi la zone où il pleut le moins de toute l’Espagne (le sud-est d’Almería, dans la zone semi-désertique de Taber nas avec environ 120 litres par an).
Ce grand écart permet de comprendre que des conditions climatiques très spé cifiques peuvent être trouvées tout au long de l‘année. Citons l’exemple des conditions de chaleur extrêmes qui se produisent dans la vallée du Guadalquivir (une rivière qui traverse l‘Andalousie du Nord au Sud sur plus de 657 kilomètres).


Dans la campagne de la vallée du Guadalquivir, en juillet et août, les températures extrêmes atteignent certains jours environ 40º à 45º au maximum, tandis que les températures minimales ne descendent pas en dessous de 25º à 26º. De cette façon, les ruchers qui sont transhumés en été pour profiter des vastes champs de tournesol (Helianthus annuus), d’anis vert (Pimpinella anisum) et de coton (Gossypium) cultivés dans toute la vallée du Guadalquivir souffrent, à la fin de la floraison, de ces épisodes de températures élevées et du faible apport en nectar qui peut conduire à une baisse de la consommation pouvant aller jusqu’à la paralysie des colonies. Notre abeille (Apis mellifera iberiensis) vit depuis longtemps dans ces circons tances et s‘y est adaptée de telle sorte que la colonie diminue la consomma tion et attend que les conditions s‘amé liorent. La colonie réagit de la même manière que pendant les hivers rigoureux.

En déposant des ruches à ces endroits, l‘apiculteur qui connaît ce phénomène doit en tenir compte en assurant la disponibilité en eau dans la ruche, indispensable pour réguler la température à l‘intérieur de la ruche, et en laissant suffisamment de réserves lorsqu’il récolte le miel, pour que les abeilles puissent faire face à cette période défavorable. Comme souvent, l‘apiculteur observe que les colonies les plus fortes (avec de jeunes reines) sont celles qui s‘adaptent le mieux à cette situation. Elles cessent radicalement la ponte et démarrent mieux lorsque les conditions s‘améliorent.

Les apiculteurs andalous profitent depuis longtemps de cette circonstance pour optimiser le traitement contre le varroa. Après avoir retiré les hausses, on en profite pour appliquer le traitement acaricide contre le varroa. Avec une faible intervention, telle que la suppression des quelques cadres avec cou vain, on se trouve en présence de varroa en phase phorétique et donc beaucoup plus sensible à l‘acaricide utilisé, aug mentant considérablement l‘efficacité du traitement.


Estivage 2 - Témoignage

Professeur Francisco Puerta
Spécialiste en apiculture et biologie des abeilles Universidad de Córdoba (UCO)

Chez l‘abeille (Apis mellifera i.), la reine est en charge du renouvellement de la force de la colonie, et pour cela la ponte des œufs suit une dynamique proportionnelle à l‘existence de nutriments et de températures adéquates dans l‘environnement.

Dans des conditions naturelles, la ponte commence à la fin de la saison défavorable, l‘hiver dans l‘hémisphère Nord, et s‘accélère progressivement à mesure que les ressources et les températures augmentent. En Europe, c‘est au printemps et pendant une partie de l‘été que se constitue le plus grand développement de cette activité, et donc, celui d‘une plus grande croissance de la colonie. Cependant, il y a deux moments où, pour des raisons opposées, la ponte des œufs de la reine est pratiquement nulle. Cette situation est appelée le « blocage de ponte ». Les deux blocages de ponte se produisent lorsque les températures extérieures et les pénuries de nutriments nécessiteraient une mobilisation excessive des ressources pour la colonie qui opte ainsi pour l‘arrêt de la reproduction. Premier type d’arrêt, le blocage de ponte hivernal se produit lorsque les températures moyennes tombent en des sous de l‘intervalle entre 8 et 10 º, bien que ce paramètre puisse varier en fonction de la force de la colonie. Plus elle est faible, plus elle est affectée par les basses températures.

Naturellement, la manipulation de l‘homme a transformé ce comporte ment, et la stimulation hivernale avec des sirops sucrés accélère artificielle ment la cessation de l‘arrêt hivernal et fait prématurément cesser l‘inactivité en commençant la ponte à l‘avance, ce qui provoque un dépassement de la croissance de la population active de la colonie, les ouvrières, au profit de la productivité de la colonie.

L‘autre type d‘arrêt se produit en présence de températures élevées. C’est un phénomène également basé sur des économies de ressources notamment pour le maintien des températures nécessaires au couvain (entre 33 et 35°) avec des températures extérieures très élevées. Le processus de réfrigération est très coûteux en énergie, ce qui le rend non rentable et conduit à la décision d‘arrêter le renouvellement des abeilles. L’estivage, nom donné à ce processus, était presque exclusivement connu sous des climats aux étés extrêmement chauds, avec des moyennes dépassant 26° et des pics proches de 40 à 45°. C‘est le cas dans de nombreux pays du sud au climat méditerranéen, bien que dans les zones côtières le phénomène soit moins étendu que dans les ruchers intérieurs. Les effets du changement climatique, avec l‘élévation des moyennes estivales, ont étendu la zone dans laquelle ce phénomène se produit.

Comme presque toutes les situations observées dans la colonie, l‘arrêt de ponte est un processus graduel, il n‘est presque jamais absolu, et il est induit par les ouvrières de la colonie. Influencées indirectement par ces stimuli, les plus jeunes ouvrières arrêtent de pré parer et de nettoyer les cellules pour la ponte, ce qui contribue à inhiber cette activité chez la reine. L‘arrêt estival, en produisant une diminution progressive de la quantité de couvain où le parasite peut se réfugier, est utilisé pour faciliter la lutte contre le varroa.


Estivage 3 - Témoignage

Entretien de Ángel Díaz conduit par Noa Simon

Ángel Díaz est un apiculteur andalou originaire de Las Cabezas de San Juan (Séville). Depuis le début des années 1980, il gère une ferme familiale de 600 ruches située entre les montagnes de Cadix, Grazalema, Ronda et Bajo Guadalquivir. Il est très engagé dans le monde syndical apicole (COAG) pour une amélioration de l’apiculture dans la nouvelle PAC et pour un meilleur contrôle des miels en provenance des pays tiers.

NS - Dans le sud de l’Espagne, les étés sont très chauds. Comment les abeilles s’adaptent-elles à ces conditions extrêmes ? Et les apiculteurs, comment s’y prennent-ils ?
AD - Merci d’enregistrer cet entre-tien pour que nos collègues puissent entendre ce que l’on dira. Les étés très chauds, ce qui peut être perçu comme une anomalie à certains endroits, ici, c’est normal. C’est tout naturellement que je prépare mes ruches pour cette période de l’année. Je suis certain que la chaleur va arriver et j’ai une méthode de travail en conséquence. Il fait 47° et nous sommes le 27 juillet. Aujourd‘hui, il a fait 44° et nous avons fini de travailler à 12h30. Nous sommes rentrés chez nous avec l‘air conditionné. Nous avons mangé. Nous avons fait une sieste de 5 heures. Nous nous sommes levés à 19 heures et nous travaillerons jusqu‘à 2 heures du matin. Et le lendemain, nous nous lèverons à 6 heures du matin, avant le lever du soleil. Nous irons dans le champ et à 12 heures nous serons de retour à la maison. Pourquoi les Anda lous ne travaillent pas à midi ? Parce qu‘il fait 44° !

NS - Est-ce que vous préparez les ruches d’une certaine façon pour affronter ce type de température ?
AD - Nous, les apiculteurs, nous avons toujours l‘été en tête, dès le mois de mai. En mai, nous commençons à pré parer les colonies pour l’été. Et que cherchons-nous ? L‘eau, qui est ce qui manquera en juillet et août. En été, les sources naturelles disparaissent, les ruisseaux s‘assèchent, les petits maré cages de moins de 100 mètres carrés aussi. Nous ne pouvons pas compter sur les sources d‘eau présentes en hiver. En juillet et août, il n‘y aura rien, et c‘est pourquoi il faut chercher une rivière ou un ruisseau permanent ou une source permanente ou les puits, qui sont nombreux en Andalousie, entretenus par l‘agriculture et les anciennes traditions d’élevage.


Les abeilles des ruchers voisins vont boire aux puits. Les abeilles n‘aiment pas l‘eau des abreuvoirs que nous leur mettons à disposition. En Andalousie, lorsqu‘il y a trois jours avec de fortes températures, l‘eau des abreu voirs devient verte et tourne. Finale ment, il est préférable de faire plus de kilomètres et de mettre les abeilles là où elles peuvent boire de l‘eau naturelle plutôt que de disposer des abreuvoirs qui ne fonctionnent pas du tout. Donc, en mai, nous pensons déjà à juillet et août.

En ce qui concerne l‘apiculture, ce qu’on remarque, c‘est que la reine cesse de pondre. Il y a un pic de ponte en mai et juin puis elle arrête. La colonie est forte. Il y aura une nouvelle poussée de reproduction en septembre. Lorsque les premières pluies arrivent, fin août début septembre, il y a un très bon développement du couvain, ce que nous appelons les abeilles d‘hiver.

NS - Est-ce que vous en profitez pour faire un contrôle sanitaire ?
AD - De plus en plus. Ces dernières années, la Coag (Union de l‘agriculture
et de l‘élevage) a encouragé les apicul teurs à utiliser un traitement pas trop agressif lors de la rupture de ponte du mois d‘août. Nous pouvons perdre jusqu’à 90 % du couvain. Il est appro prié de faire un traitement. Nous avons fait plusieurs tests à l‘acide oxalique par dégouttement et cela fonctionne à merveille à cette époque car il n‘y a pas de couvain à cause de la chaleur. Nous avons une rupture de ponte en été et nous n’en avons pas en hiver.

NS - L’interruption est de combien de temps en été ?
AD - Je ne pense pas que cela dépasse un mois et demi. Cela dépend de la température. Par exemple, ce mois de juillet est très agressif et nous allons dépasser les 40 jours. Normalement, c’est 25 à 30 jours en août.

NS - Préparez-vous les ruches de quelque manière que ce soit en isolant ou en faisant autre chose ?
AD - Non. Historiquement, en Andalousie, depuis des millénaires, bien que ce ne soit plus le cas actuellement, on utilisait quelque chose de très spécifique pour la chaleur : la chaux. Les maisons étaient enduites de chaux pour qu’elles soient isolées. Depuis de nombreuses années, ce que nous faisons lorsque l‘été arrive, en juin, lorsque les orages sont terminés, nous peignons les toits des ruches à la chaux. Pas les parois, seulement les toits. Ici, on peut mesurer jusqu‘à 51° à l‘ombre. La chaux peut par faitement faire descendre la température de 4 à 5°. Ce n‘est pas anecdotique. Par tradition, c’est la chaux et rien d‘autre. Ce qui est bien, c‘est que notre chaleur est très très sèche. Il peut faire 51° ici et vous pouvez respirer. À 51° avec de l‘humidité, cela devient difficile à sup porter.

NS - Comment préparez-vous les ruches à passer la période estivale, ou après ? Leur donnez-vous des suppléments ?
AD - Non. Comme vous le savez, nous travaillons ici avec un type de ruche très spécifique, les Layens. Nous extrayons juste avant l‘été, et les ruches font une sorte d‘arrêt hivernal en août. Quand il fait chaud, tout ce qui est nécessaire, c‘est de l‘eau. Actuellement, les abeilles passent 100 % de leur temps de travail à collecter de l‘eau. Nous sommes en pleine floraison du coton mais les abeilles ne vont pas sur le coton. Lors qu‘il fait très chaud, elles vont chercher de l‘eau, le matin et l‘après-midi, et 100 % de leur travail consiste à abaisser la température interne à 36° par rapport aux 44 - 46° externes. Elles consacrent donc toutes leurs ressources à l‘eau.

NS - Observez-vous plus de mortalité ou plus de sensibilité aux maladies pendant cette période ?
AD - Non. La maladie ne cause pas beau coup de problème dans les ruches. Les problèmes peuvent venir de la struc ture des cadres. Les températures éle vées font que le miel et les cadres de cire tombent au fond de la ruche. Si vous n‘avez pas pris la peine de placer les cires de l‘année au centre et les anciennes cires sur les bords de la ruche, les cadres vont fondre. Les vieux cadres sombres de 2 à 3 ans ont beaucoup plus de fibres, deviennent plus solides et ne fondent pas. Si vous ne faites pas attention et que vous laissez de nouveaux cadres remplis de miel à l‘extérieur, vous risquez de perdre la ruche.

NS - Comment gérez-vous les cadres ?
AD - Il faut tenir compte de la chaleur toute l‘année. En mai, lorsque vous travaillez et que vous ouvrez la colonie, vous mettez la nouvelle cire au centre et la vieille cire dure sur le côté. On dit que c‘est la cire qui vous protégera de la chaleur. Ici à Séville, une année, envi ron 30.000 ruches ont été perdues par la fonte des cires. Quand ça vous arrive, là, vous apprenez !

NS - Comment percevez-vous le changement climatique ? Quels signes vous font dire qu’un été va être difficile ?
AD - L‘eau. La nappe phréatique. C‘est incroyable qu‘on en arrive à des niveaux, à des quotas. L‘eau est de plus en plus basse. Les sources d‘eau naturelles de notre Terre Mère se perdent : ruisseaux, sources... Tout cela disparaît. De plus, et je le dis haut et fort puisque vous êtes proche de la capitale de l‘Europe, la désertification due au manque de plantations d‘arbres est criminelle. Ils volent nos arbres et aucun politicien ne s‘est encore penché là-dessus et n’a encore mouillé sa chemise pour lutter contre cette déforestation en Europe. Ils déboisent l‘Europe et ils paient beaucoup d‘argent pour que l‘Europe reste déboisée. On devrait contraindre les agriculteurs à reboiser l‘Europe avec les subventions qu’on leur donne. Et l’argent ne serait pas gaspillé. Nous désertifions l‘Europe grâce aux aides agricoles.

NS - Certaines personnes, au lieu de faire quelque chose systématiquement se disent : « Je vais être curieux et voir ce qui se passe. Ensuite, j’agirai si je vois quelque chose se passer dans la ruche ».
AD - Aujourd‘hui, par exemple, nous avons eu une vague de chaleur sub saharienne. Nous avons 44° d’après la télévision, mais 47° au sol en réalité. La nuit, il fera 35°. Et vous, vous voulez déplacer les ruches à 35°, avec le miel à 35° à l’intérieur ? Vous allez faire exploser les ruches. Il faut que tout soit prêt à l‘avance.

NS - Quand recueillez-vous le miel d’été ?
AD - Le dernier miel d‘été, le miel de coton, je vais le récolter vers le 15 août, car la floraison du coton sera alors ter minée à 70 et 80 %. Ensuite, je leur lais serai les 10 - 15 - 20 % restants. Fin septembre, nous avons généralement de l‘eau, une très bonne floraison, du pollen et un peu de nectar. J‘en profite alors pour faire le traitement à l‘acide oxalique par égouttement.

Ici, avec les Layens, avant la canicule, nous récoltons le tournesol (en juin) et ensuite les ruches sont apportées sur le coton pour avoir de l‘eau et un peu de nectar (jusqu‘en août).

Cela signifie que le tournesol commence à fleurir le 7 mai et qu‘au 10 juin, toutes les fleurs de tournesol sont là. Les collè gues ont commencé à récolter le tourne sol vers le 15 juin (j‘ai vu les premières machines à récolter le tournesol). Ici, la floraison est très précoce dans le nord de Cadix, nous avons même 2 mois d‘avance sur le reste de l’Espagne.

NS - Donc, après le tournesol, vous placez les ruches sur le coton et vous les laissez là tout l‘été ?
AD - Ici, tout s’enchaîne : le printemps, puis le tournesol, l‘eucalyptus, le thym et le coton. Après le tournesol, l’apicul teur apporte ses ruches Layens sur le coton, pour l‘eau. Peu importe que les ruches produisent du miel, notre survie est basée sur le fait que nos abeilles ont de l‘eau. Parce que la vague de chaleur va arriver inéluctablement.

NS - En Andalousie, il y a beaucoup de zones de montagne. Pourquoi n’emmenez-vous pas vos colonies en montagne pour avoir plus de fraîcheur ?
AD - Si nous devons emporter des bouteilles d‘eau à la montagne, nous ne réglons rien. Dans les montagnes, il n‘y a pas de sources d‘eau et la nappe phréatique est de plus en plus basse. Il y a un gros problème parce que les sources d‘eau naturelles disparaissent. Il ne suffit pas qu‘il y ait une source sur 20.000 hectares. Nous avions des sources d‘eau naturelles, des sources ou un petit ruisseau dans la montagne. Leur disparition, c‘est en grande partie à cause de la perte des arbres. Personne n‘a besoin de l‘eau là-haut. Une fois le blé et le tournesol récoltés, qu’est-ce qu’il y a dans les champs ? Rien, un désert. De Tarifa à Madrid, c‘est un désert. Il n‘y a rien. Le grand problème actuel du monde agricole et forestier est qu‘il n‘y a pas d‘eau.

NS - Que recommanderiez-vous aux personnes qui, ici en Belgique, n‘ont jamais eu à se soucier de l‘eau ou de températures élevées ?
AD - Tout d‘abord, qu‘est-ce qu’une température élevée pour vous ?

NS : 32° ?
AD - C‘est la température de confort pour les ruches, car à l‘intérieur il y a 35 - 36°. Le véritable point chaud est lorsque la ruche est au-dessus de sa capacité. Les ruches ont beaucoup de mal à faire descendre la température à 35°, moins que cela, elles sont parfaitement bien, elles sont sur l‘Olympe. Cependant, lorsque la température monte à 38 - 40 - 42 - 44°, voilà le vrai problème dont nous parlons aujourd‘hui. Avec 44° à l‘ombre, il peut y avoir 70° dans le couvercle de la ruche.