Toxicité des fongicides - Avoir le bon regard

Noa SIMON

La façon dont nous voyons ou évaluons les choses dans la vie détermine si elles sont bonnes ou mauvaises, positives ou négatives, une menace ou une opportunité. Dans le cas de la toxicologie, la façon dont nous vérifions les effets des contaminants chez les abeilles ou chez nous, les humains, déterminera si le contaminant est considéré comme étant à haut ou à faible risque. Comme on le sait déjà, les abeilles sont exposées à un large éventail de contaminants. Dans le cadre des pesticides, on constate souvent que les abeilles sont exposées à des fongicides et herbicides, produits de lutte contre les maladies fongiques ou les mauvaises herbes dans les cultures. Ces produits ont été considérés comme non nocifs pour les abeilles en raison de leur faible toxicité aiguë qui évaluait l‘impact sur les abeilles après une exposition. Cependant, si nous observons les effets sur les abeilles avec d‘autres yeux, l‘impact de l‘exposition à long terme des abeilles à ces produits, nous pouvons avoir une opinion différente sur la menace que ces produits représentent pour les abeilles.

Contexte : exposition à long terme

Un certain nombre de publications déjà réalisées dans cette revue ont montré que les abeilles entrent en contact avec les pesticides durant une longue période. Une étude réalisée ici en Wallonie montre que les abeilles collectent le pollen contaminé par le même produit pendant au moins 4 mois, même jusqu‘en octobre (Simon-Delso et al., 2017). Cela impliquerait qu‘au moins quatre générations d‘abeilles ont été élevées avec un pollen contaminé par le même pesticide, seul ou en combinaison possible avec d‘autres contaminants.

Il est bien connu qu‘il existe un transfert potentiel de résidus entre les matrices apicoles : du pollen à la cire, et vice versa, et dans une moindre mesure entre la cire et le miel/nectar. Le transfert des résidus entre les matrices apicoles dépend de la nature des produits (s‘ils ont tendance à aller dans la graisse ou à se diluer dans l‘eau, ou s‘ils sont volatils, par exemple) et de la nature des matrices. La cire est principalement faite de composés gras (83 %, Callow 1963), tandis que le miel/nectar est principalement composé d‘eau et de sucres et a reçu une transformation intense de la part des abeilles avant d‘être stocké dans les cellules. Le pain d‘abeille contient entre 19-28 % d‘eau, 19-27 % de protéines, 1-8 % de matières grasses et 31-50 % de sucres. Par conséquent, les polluants ayant tendance à aller vers la graisse (lipophiles) seront transférés de préférence vers la cire et le pollen, tandis que ceux ayant tendance à aller vers l‘eau (hydrophiles) seront transférés vers le miel et le pollen. En général, les polluants ont tendance à être plus lipophiles qu’hydrophiles, ce qui explique pourquoi la cire est souvent la matrice qui contient la plus grande quantité de résidus. La cire nous fournit une vue de l‘historique de l‘exposition aux contaminants de la colonie.

Si l‘on considère ces éléments, non seulement les larves de 4 générations peuvent être nourries avec du pollen contaminé, mais aussi, ces larves grandissent en contact avec les contaminants. De plus, les abeilles émergeant de ces larves sont en contact oral avec les résidus au cours de leur vie en ruche, car ce sont elles qui consomment de grandes quantités de pollen pour la production de gelée royale.

L‘exposition n’est pas une menace, mais...

On dit toujours qu‘être exposé à un contaminant n‘implique pas une menace en soi. Sinon, aucun produit vétérinaire de synthèse n‘aurait pu être autorisé, car ils ont tous une certaine toxicité pour les abeilles elles-mêmes. En effet, le même risque pour la santé des abeilles peut être observé lorsque les abeilles sont exposées à de grandes quantités d‘un contaminant peu toxique que lorsqu‘elles sont exposées à de petites quantités d‘un contaminant très toxique.

Jusqu‘à présent, ces considérations du risque pour les contaminants ont été faites en considérant que les abeilles ne peuvent entrer en contact avec les polluants qu‘une seule fois (toxicité aiguë). Il est important de garder à l‘esprit, cependant, qu‘il est très possible que les abeilles entrent en contact avec des contaminants sur de plus longues périodes (jusqu‘à plusieurs mois selon notre étude précédente). Par conséquent, les considérations de risque ne sont pas correctes et doivent être prises avec précaution. Une approche plus adaptée à la réalité serait de considérer ce qu‘on appelle la toxicité chronique plutôt que la toxicité aiguë le plus souvent exprimée en DL 50 (Dose létale 50), c‘est-à-dire la quantité de toxiques qui provoque la mort de la moitié de la population en contact avec le produit toxique dans les 24 ou 48 h.

Effets toxicologiques chroniques

Avec cette logique et avec notre expérience de terrain montrant la contamination des produits apicoles principalement par le fongicide boscalid (propriété de BASF) sur de longues périodes, nous nous sommes lancés dans le test de l‘impact de l‘exposition à long terme sur les larves d‘abeilles et les abeilles adultes à ce produit.

Au niveau larvaire, une série de tests a mis en évidence que l‘exposition répétée des larves au boscalid ne semblait pas toxique pour le développement de ces larves (Simon-Delso et al., 2015). Malheureusement, il est difficile d‘évaluer la longévité et la fonctionnalité des abeilles qui ont été exposées pendant leur développement et cela n’a donc pas été fait.
Au niveau des abeilles adultes, nous avons été très surpris par les résultats de notre test. Lorsque nous avons exposé des abeilles émergentes pendant toute leur vie au fongicide Cantus® (500 g/kg boscalid), ce qui aurait pu être le cas en réalité, nous avons observé que la toxicité de ce fongicide sur les abeilles augmente avec le temps : plus la durée de contact entre les abeilles et le fongicide est grande, plus la quantité nécessaire pour que les abeilles meurent diminue. Le contact avec le pesticide a également réduit la longévité des abeilles et a montré une toxicité qui s‘accumule avec le temps. Nous l‘expliquons ci-après.

Nous avons exposé les abeilles aux doses qu‘elles auraient pu recevoir au champ pendant la pulvérisation. En Belgique, les pulvérisateurs répandent les produits dans les champs à un taux d‘application typique de 100-200 l/ha. Sur cette base, nous avons estimé que les doses réalistes au champ pouvaient chuter de 1,2 mg/l à 18,8 g/l, concentrations qui ont été fournies aux abeilles dans les cages.

Consommation alimentaire
Cette expérience nous a permis d‘apprendre beaucoup de choses sur la biologie de l‘abeille dans des conditions expérimentales. La consommation des abeilles est très variable. Certains jours elles consomment beaucoup tandis que d‘autres, elles consomment très peu. En fait, des collègues autrichiens ont montré que les abeilles au sein d‘un petit groupe n‘échangent pas la nourriture de manière aussi homogène que prévue (Brodschneider et al., 2017), ce qui pourrait expliquer une partie de notre observation.


Une autre curiosité apprise est que l‘appétit des abeilles semble changer au cours de leur vie. Comme les humains, les abeilles consomment de petites quantités quand elles sont petites, puis elles arrivent à un maximum de consommation alimentaire qui se réduit quand elles vieillissent (Figure 1). Nous avons interprété cette évolution de la consommation alimentaire comme une indication du vieillissement, ce en quoi nous nous sommes peut-être trompés. Dans tous les cas, nous avons observé que les abeilles exposées au pesticide ont tendance à consommer moins que les abeilles dans le contrôle. Nous avons également obtenu que la dynamique de consommation suit une forme similaire lorsque les abeilles sont exposées au fongicide et lorsqu‘elles ne le sont pas. Cependant, au plus tôt le maximum de consommation semble se produire, au plus la concentration du produit est élevée. Autrement dit : lorsque les abeilles consomment des quantités plus élevées de pesticides, elles semblent atteindre leur maximum de consommation plus tôt. Notre explication à ce phénomène est que la consommation d‘un pesticide déclenche le vieillissement des abeilles, et que les abeilles exposées à un contaminant peu toxique pour elles, comme pourrait l‘être un insecticide, réduit de toute façon la durée de vie des abeilles en usant leur biologie.

Effets toxicologiques - Longévité
Nous avons observé que la longévité des abeilles était réduite lorsqu‘elles étaient exposées au boscalid (Figure 2). Notre méthodologie permet d‘évaluer les implications sur la santé des abeilles au cours d‘une vie d‘exposition à un pesticide : jour après jour pendant toute la vie, les abeilles sont exposées à la substance toxique. C‘était notre interprétation de la toxicité chronique. Il existe cependant d‘autres moyens d‘évaluer la toxicité chronique, notamment par ce qu‘on appelle le test de toxicité chronique de 10 jours : exposer les abeilles pendant 10 jours et voir ce qui se passe.


Cette dernière est une amélioration de la méthodologie d‘autorisation des pesticides en Europe qui, avant 2014, n‘a jamais été demandée pour la mise sur le marché d‘un pesticide et malgré le fait que de nombreux pesticides se sont révélés dans l‘environnement sur de longues périodes. À notre avis, l‘intégration des essais de toxicité sur 10 jours est déjà un bon progrès dans le processus d‘autorisation des pesticides, mais à l‘avenir, il devrait être modifié pour inclure une méthodologie qui ressemble à notre approche. Lorsque nous observons la figure, nous pouvons voir qu‘un test d‘exposition de 10 jours n‘aurait jamais révélé la toxicité du boscalid.

Effets toxicologiques - toxicité accrue avec le temps.
Comme nous l‘avons déjà mentionné, nous avons observé que l’effet toxique du boscalid sur les abeilles augmente avec le temps d’exposition. Si au 10e jour du test, un sirop de sucre contenant 0,25 mg/abeille tuait la moitié des abeilles qui le consommaient, il n’en fallait plus que 0,03 mg/abeille le 25e jour (près de 10 fois moins). Cela pourrait indiquer que la capacité de détoxification des abeilles vis-à-vis du boscalid diminue au fil du temps où elles sont en contact avec ce produit. Nous avons observé que jusqu‘à l‘âge de 17 jours, les abeilles semblent dégrader le produit toxique. Mais à partir de ce jour, plus elles consomment de substances toxiques, moins leur corps les métabolisent. Par conséquent, au fil des jours, la substance toxique causait de plus en plus de dommages avec des doses de plus en plus faibles. Ce phénomène est appelé toxicité cumulative. Nous avons observé la toxicité cumulative du fongicide boscalid aux doses testées.


A partir des précieuses observations des apiculteurs et de l‘étude réalisée pour comprendre les éléments derrière ces observations (dont les résultats ont été décrits dans un certain nombre d‘articles d‘Abeille & Cie 160, 183, 184), nous pouvons tirer quelques conclusions :

  • 1. Les abeilles peuvent être exposées à plusieurs contaminants sur de longues périodes ;
  • 2. Dans les conditions wallonnes, le virus ne semble pas jouer un rôle majeur dans les pertes hivernales ;
  • 3. Le paysage est un paramètre important à garder à l‘esprit pour comprendre le sort de la santé des abeilles ;
  • 4. La production de cultures arables conventionnelles est associée à des pertes hivernales élevées, tandis que les prairies permanentes sont associées à de faibles pertes hivernales ;
  • 5. Les cultures considérées comme n‘ayant pas ou peu d‘intérêt nutritionnel pour les abeilles (céréales, betteraves sucrières, pommes de terre, etc.) peuvent être une source d‘exposition aux pesticides pour les abeilles ;
  • 6. Un rayon 3 km autour du rucher permet de mieux expliquer la contamination que l‘on trouve dans le pollen collecté par les abeilles en fin de saison ;
  • 7. Il est important d‘évaluer la toxicité chronique des polluants d‘une manière qui ressemble autant que possible aux conditions réelles.

Et à partir de maintenant, le plan est de continuer à écouter les problèmes observés par les apiculteurs sur le terrain et d‘essayer de comprendre les raisons qui les sous-tendent. Dans la foulée, nous étudions l‘impact des cultures de capture d‘azote et de couverture sur les colonies d‘abeilles et l‘impact des mélanges de facteurs de stress sur les abeilles (c‘est-à-dire un cocktail de pesticides ou un mélange de pesticides et d‘autres facteurs de stress comme la nutrition ou les pathogènes). Plus d‘informations seront disponibles dans les prochains articles.

Références :

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