Témoignage sur l‘évolution des miellées

Michel PONCELET

Entretien de Michel Poncelet conduit par Etienne Bruneau

EB - Bonjour Michel, pourrais-tu présenter ton expérience apicole ?
MP - Bonjour Etienne, je suis né dans les abeilles en 1946, donc je suis déjà âgé pour le moins. Mon père avait des abeilles et à 10, 12 ans, j‘étais vraiment passionné et je suis entré dans les abeilles. C‘était ma passion. J‘ai fait des études de biologie et j‘ai fait un mémoire sur les abeilles, etc. Donc, j‘ai toujours été dans les abeilles.

J‘ai connu monsieur Genonceau, qui était apiculteur à Fays-lez-Veneurs. Il avait fait la guerre de 14 dans la cavalerie et il est tombé dans un trou d‘obus où il a été gazé. Il est revenu invalide de guerre et il a eu des abeilles, beaucoup de colonies. Il en avait déjà avant la guerre, des Langhstroth. Après la guerre, il a continué à avoir des Langhstroth qu‘il a modifiées en Idéales, c‘est-à dire qu‘il a raccourci le cadre Langs troth pour conserver sa hauteur. C‘était l‘Idéale Genonceau. Une ruche qui a eu du succès dans notre région et qui allait très bien. Mon père avait des Dadant. Un jour, quand j‘avais 10, 12 ans, le rucher a été anéanti par la nosémose. Nous avons fait sa connaissance et nous avons eu des Idéales. Progressivement, le rucher s‘est transformé en Idéales pour toutes sortes de raisons.

Genonceaux pendant au moins deux décennies, a noté les observations de sa bascule dans un cahier. Je ne sais plus exactement de quand datent ces observations, probablement des années 50-60. Il avait placé sur bascule une
bonne ruche moyenne représentative de son rucher et il faisait deux pesées par jour du mois d‘avril au 1er septembre. Grosso modo, il faisait une pesée le matin avant le départ des abeilles et une pesée le soir, quand elles étaient rentrées. Il savait ainsi dire combien une ruche avait perdu au cours de la nuit et combien la ruche avait pris dans la journée. D’après les souvenirs que j‘ai de ce cahier, le meilleur de ses miellées commençait le 16 juin. Il fallait que les ruches soient prêtes le 5 juin. Il disait, on ne fait pas de miel de printemps et c‘est vrai, je n‘ai jamais fait de miel de printemps, du moins dans ma jeunesse. Il fallait que nos ruches soient prêtes pour le 5 mai, c‘est à dire à l‘époque du framboisier dans les bois, quand les premiers framboisiers fleuris saient. Nos ruches faisaient une miellée d‘été, généralement 12 à 15 kg, c‘était la moyenne. Une bonne ruche en période de miellée faisait 2, à 2,5 ou 3 kg pas beaucoup plus, rarement 4 kg. C‘était exceptionnel.

EB - Dans quelle région es-tu et quelles sont les grandes miellées dans cette région ?
MP - J‘habite à Carlsbourg, c‘est dans les Ardennes et Fays-lez-Veneurs, pays de Genonceau, c‘est à 5 km, à 400 mètres d‘altitude. C‘est une région de prairies. Le sol est lourd et argileux, acide. Il reste ainsi humide même en période de sécheresse. Les grandes miellées ? Et bien voilà, pendant toute ma jeunesse, je n‘ai jamais fait de miels de printemps. Donc tu passes outre les pissenlits, l‘aubépine, il n‘y en avait d‘ailleurs pas beaucoup chez nous, il fallait attendre la période des framboisiers pour que commence vraiment une miellée. Venaient alors les coucous blancs, les trèfles et les ronces. Tout cela un petit peu se chevauchant, et la miellée de ronces, c‘était terminé vers le 21 juillet, la fête nationale. Mais le 22 juillet, il savait bien avec sa bascule, que la miellée était finie. Qu‘il fasse beau ou pas, c‘était fini. Et c‘est vrai que j‘ai connu ça. Donc, on extrayait. Au temps où nous avions des Dadant, on faisait 15 kilos de moyenne. Aujourd‘hui, nous faisons entre 50 et 60 kilos de moyenne facilement. Y‘a pas de souci. On a même fait des récoltes de 100 kilos de moyenne. Je dis bien et je ne suis pas une exception. Chez nous maintenant la miellée, à Carlsbourg comme à Fays-lez-Veneurs, est terminée 15 jours avant car les ronces ont fini leur floraison. C‘est régulier. Donc, voilà un marqueur : les ronces. Avant, le 20, 21 juillet et maintenant, c‘est le 10, 12 juillet. Il n’y a plus de ronces dans nos bois.

EB - Maintenant, je suppose que la saison démarre bien avant les framboisiers.
MP - Il y a plusieurs choses qui interviennent maintenant par rapport à ce que nous avons vécu avec Genonceau. Il y a le réchauffement climatique. Il y a les miellées, les floraisons qui se rapprochent d‘une quinzaine de jours et se chevauchent également. Elles se terminent nettement plus tôt. Nos abeilles ? Bon ben, elles sont plus vigoureuses. Genonceau il disait, on ne fait pas de miel de printemps ou bien alors il faut mettre deux ruches ensemble. C‘est donc que nos colonies n‘étaient pas très fortes et elles sont beaucoup plus fortes maintenant au printemps. Donc, il y a là une raison, de races d‘abeilles, de génétique des abeilles, du dynamisme des abeilles. Peut être y a-t-il aussi une variante dans les méthodes de conduite, mais c‘est essentiellement le cheptel. Je voyais une bonne raison : le cheptel, c‘était anciennement l‘abeille noire. Sans doute très semblable à celles qui existent encore dans les règles dans la région de Chimay. Je ne sais pas à quel point elle était très différente. Ces abeilles là sont remplacées par des abeilles, hybridées de toute façon. J‘ai fait mes premières récoltes faramineuses, 200 kilos, dans un croisement noire - carnica, carnica qui venait de monsieur Yungblut de Moresnet. Et à partir du moment où j‘ai fait des croisements, quand j‘avais 25, 30 ans, j‘ai fait des récoltes mirobolantes. Et puis, je n‘ai plus eu la maladie ancestrale qu‘était la nosémose. Tous les ans, on traitait systématiquement avec du Nosémak, on traitait avec du Fumidil B et à partir du moment où j‘ai croisé, j‘ai supprimé les maladies. Je pense que l‘effet hétérosis est remarquable et a été indispensable pour les abeilles.

EB - Comme tu as une grande expérience apicole, comment situes-tu les 10 dernières années et plus particulièrement les 5 dernières années ? Est ce que tu as pu observer quelque chose de ce côté là ?
MP - Oui, il y a quand même une évolution assez marquée de la température avec le fait qu‘on arrive à des températures beaucoup plus élevées que par le passé. A partir de 76, les années ont été beaucoup plus sèches. 76 était une année record, c‘est un repère. Par après, les années ont été plus chaudes, plus sèches et les 5 des 10 dernières années sont des années vraiment record parmi les années record. Ça forcément, tout le monde le croit. Pourquoi, la chaleur ? Les longues périodes de chaleur qui perdurent pendant l‘été ? Et les abeilles qui sont au top à ce moment là. Le développement des colonies, l‘hivernage ne se fait plus du tout dans les mêmes conditions que par le passé non plus. Les conditions d‘hivernage ? Les hivers sont plus humides.

Le démarrage printanier se fait maintenant au saule, les récoltes de saule sont importantes, le saule est important, puis viennent les pissenlits. Mais dans le temps, on ne faisait pas de récoltes sur les pissenlits. Maintenant, on est capable de faire une petite récolte parce que les abeilles et les colonies sont plus fortes. Pourquoi sont elles plus fortes ? C‘est peut être la génétique. C‘est peut être le climat ? Tous ces paramètres qui se combinent.

Le schéma est assez simple en fin de compte, ce qui se passe, c‘est qu‘une colonie se développe plus tôt, plus rapidement. L‘accès aux saules et aux pissenlits est possible et elles en profitent beaucoup mieux. Les colonies se développent et sont donc beaucoup plus fortes au moment des grandes floraisons qui sont toujours le framboisier, le trèfle et les ronces

Chez nous, il n‘y a presque pas ou alors quelques tilleuls, mais on a des érables ou des érables platanes, je ne sais pas la différence. Chez nous, ça donne. Donc c‘est la miellée de printemps. Ça coïncide également avec les pissenlits. S‘il fait beau à ce moment là, il y a du miel qui rentre. Mais anciennement, les ruches de Genonceau ou mes Dadant n‘étaient pas suffisamment fortes pour qu‘on puisse mettre une hausse le 15 avril. A la période où ces plantes là fleurissent.

EB - As-tu observé des différences au niveau de la flore présente, de l‘intensité des miellées ?
MP - Pourquoi la miellée est-elle si intense ? Pourquoi faisons nous des 5 ou 6 kilos de miel régulièrement pendant 8 jours d‘affilée ? Ça compte, parce que huit jours à 5 kg, ça fait 40 kg. Un petit peu avant, un petit peu après et en peu de temps, en 8 jours, en 10 jours, les hausses sont pleines. Et qu‘est ce qui explique cette intensité ? Au niveau de la flore, on n’a pas tellement évolué dans notre région. On pourrait invoquer, par exemple une culture du colza. On ne connait pas le colza chez nous. Il y en a très peu. De temps en temps on voit de petits champs d’un hectare. On ne peut pas parler d‘immenses étendues de colza qui peuvent expliquer les changements. Non, ce sont toujours les mêmes floraisons qui font les miellées. C‘est plutôt qu‘elles se chevauchent. Quand il y a miellée, il y a forte miellée pour le moment. Donc, si on regarde les quantités de miel rapportées en une journée par les abeilles d’une ruche bascule pendant les années où Genonceau a fait ça d‘une manière systématique et très pré cise, il notait des bonis sur une journée du matin au soir de 2 kg, 2,5 à 3 kilos. Chez moi, en période de miellée vers le 15 juin lorsqu’il fait beau, ma bonne ruche sur bascule va marquer 4,5 kg, 6 kg 7,5 kg, 5 kg, 8 kg pendant dix jours d‘affilée, ce sont des choses qui n‘ont plus rien à voir. Pourquoi ? Je n‘en sais rien, mais je pense plutôt que c‘est le chevauchement des floraisons, la miellée est abondante. Les framboisiers sont en fleurs, ils sont en fleur longtemps. Les trèfles blancs, il y a plus de trèfles blancs dans nos prairies actuellement qu‘anciennement, me semble-t-il. Je ne sais pas, je ne sais pas le mesurer, et les ronces. Voilà, ce sont nos trois fleurs qui donnent du miel. Elles sont citées d‘ailleurs chez Genonceau à chaque page. Et quand les ronces sont terminées, c‘était fini et c‘est fini encore maintenant. Quand il n‘y a plus de ronces, il n‘y a plus de miel.

J‘ai dit le chevauchement des floraisons, sûrement, la qualité des abeilles, peut être et puis y a-t-il d‘autres facteurs que
j‘ignore ? Je songeais au miellat. Le cheptel qui est meilleur maintenant, il bénéficie de l‘effet hétérosis. Il faut quand même bien se dire que quand j‘ai débuté l‘apiculture il y a 60 ans, du temps de Genonceaux, l‘abeille noire, c‘était notre abeille. Elle était très peu croisée. De temps en temps, il faisait venir une abeille italienne, ceci ou là, mais voilà, c‘était l‘abeille indi gène. Elle était consanguine, à outrance finalement avec très peu, enfin je sais bien que tout est fait pour que l‘abeille et la diversité génétique chez l‘abeille soient entretenues avec beaucoup de mâles etc. Mais c‘était quand même le même rucher qui fécondait essentielle ment les mêmes reines de génération en génération. Beaucoup quand même, me semble-t-il. Voilà, donc je crois à l‘effet hétérosis. C‘est la seule façon d‘évoluer. De permettre l‘évolution ?

EB - Quand est ce que tu observes ces espèces de grands pics où tu parles de rentrée de 4, 5, 7 kilos par jour ? Quelles sont les conditions climatiques, à ce moment là, la température ?
MP - Il fait beau, chaud, sec, ce n‘est pas nécessairement un temps lourd, humide. Non, il fait chaud, une longue période, comme on les connait. On sait bien ce qu‘il en est. Parfois c‘est du vent du Nord. On peut parfois dire que c‘est du mauvais vent, oui mais les abeilles font du miel à cette époque là. Parce que la période de beau temps perdure. Il n‘y a rien de plus pénible que de voir les abeilles qui travaillent bien, puis vient un orage, les fleurs sont lavées et il faut deux jours pour que ça se remette, pour que la miellée redémarre. Ben voilà. Ici, des longues périodes qui ne sont pas
entrecoupées de pluie. Finalement, ça donne des résultats importants.

EB - Au niveau miellat, il n‘y a pas de miellat dans votre région ?
MP - Il arrive certaines années, mais c‘était déjà courant. Ça arrivait égale ment avec le mélézitose. On ne fait pas des récoltes de mélézitose. On encombre ses ruches avec du mélézitose après la récolte de miel, et ce n‘est pas nécessairement catastrophique mais c‘est vraiment très ennuyeux. Pour les raisons d‘hivernage, on sait ce qu‘il en est, et les ennuis qu‘il occasionne. Mais voilà. Peut être qu‘il y a des miellats sur d‘autres plantes, ce qui expliquerait en partie l‘abondance et l‘intensité de la miellée.

C‘est bien, c‘est intéressant, en tout cas, ça donne un éclairage assez incroyable sur la possibilité de passer de miellées d‘une dizaine ou d‘une quinzaine de kilos par an à quelque chose qui monte entre 60 et 100 kilos par an. Un simple glis
sement au niveau de la génétique des abeilles et au niveau du climat entraîne des modifications qui sont vraiment extrêmes. Ce qui est certain, c‘est que l‘impact climat et plus particulière ment la température est essentielle pour la production. Donc, ce n‘est pas vraiment la flore en elle même qui est le facteur dominant. C‘est la possibilité d‘exploitation de la flore qui change ou éventuelle ment la capacité des plantes de produire du nectar. Ça, c‘est lié directement à la température aussi.