Le philosophe, statisticien et essayiste Nassim Nicholas Taleb* est le père d’un concept capital à l’heure où nos sociétés sont bombardées de nouvelles anxiogènes et de difficultés économiques sur fond de crises sociales, environnementales et politiques : l’antifragilité. Si vous êtes fragile, une grosse perturbation vous fait tomber. Si vous êtes fort, vous pouvez encaisser et rester debout en étant résilient. Si vous êtes antifragile, vous vous renforcez en trouvant dans les perturbations des sources d’inspiration.
L’apiculture est-elle fragile, forte ou antifragile ?
Récoltes capricieuses, production instable, climat préoccupant, viabilité économique en question… Les apiculteurs professionnels sont soumis à de rudes épreuves même si l’on ne prend en considération que les stress de leur environnement proche. A ces problèmes s’ajoutent les assauts du marché international, compétition déloyale qui met sur le même plan miel et contrefaçons et nuit fortement à l’économie apicole et à la notoriété du produit auprès des consommateurs. C’est jouer avec le feu, même de la part des conditionneurs qui pensent profits… à court terme. Des problèmes émergent à droite et à gauche.
Dernier en date, le développement médiatique du veganisme fait planer la suspicion sur les élevages et s’en réfère à un monde où la production alimentaire serait issue d’usines-laboratoires. Après le faux steak, le faux gras à l’huile de palme, voici le faux miel revendiqué comme un progrès. Une start-up israélienne produit déjà 6000 tonnes de ce « miel » de laboratoire ! Les entrepreneurs se réjouissent de produire du miel au goût stable. Ils parlent de durabilité et « sauvent les abeilles » dans une communication soignée qui trouve son public sans peine à l’heure de la simplification naïve. Les magazines économiques admirent ce modèle « apprenti-sorcier ». On parle de success story : business avant tout. Dans un monde hors-sol, déconnecté des lois du vivant, il y a donc des entrepreneurs fous, des décideurs ignorants, de dangereux réviseurs de lois, peut-être aussi des apiculteurs sans foi ni loi…
Certains lobbys font pression pour réviser la Directive Miel au profit d’un marché libéré des contraintes que sont la qualité des produits et la santé des consommateurs européens. Autre exemple, alors que l’on se réjouit d’un récent consensus de l’opinion publique pour abandonner dès que possible les pesticides tout en révisant favorablement le modèle agricole, la question de la dérèglementation de la loi européenne sur les OGM n’inquiète pas grand monde, même parmi les syndicats apicoles. Dérèglementer les produits obtenus par mutagénèse dirigée (induire volontairement une ou plusieurs mutations dans le génome) et cisgénèse (transférer artificiellement des gènes entre des organismes), c’est ouvrir une boîte de Pandore en Europe. Les ministres de l’agriculture des pays européens y sont favorables ainsi que la Commission européenne, pour le plus grand plaisir du marché américain. Pour faire passer la pilule, on invoque le changement climatique et la nécessité de nourrir l’humanité avec des plantes modifiées qui résistent à la sécheresse. Faut-il commenter ?
Ça fait beaucoup de problèmes pour un seul secteur ? Oui, ça fait beaucoup. Et tout n’a pas été cité.
Comment vivre et se renforcer dans un contexte aussi incertain ? Il y a des lignes à tenir et des engagements qui seront toujours gagnants à long terme. Travailler dans un souci de qualité. Respecter son produit. Respecter ses clients. Respecter les abeilles, qui ne sont pas un outil de propagande. Rester lucide face aux orientations politiques dictées par l’ultra-libéralisme (mais elles ne le sont pas toutes). Trouver des alliés parmi les agriculteurs, autres victimes des mêmes maux. Rechercher des actions concrètes et collectives pour mutualiser le travail, les investissements et l’énergie. Être plastique, créatif et adaptable. Garder le cap et ses valeurs…
Face à l’industrie, l’artisan semble manquer d’ambition. Pourtant, c’est l’artisanat qui a le vent en poupe. Que recherche-t-on aujourd’hui ? Le goût du travail bien fait dans un monde jetable, l’observation de la nature dans une société hyperactive, le recentrage local dans une globalisation maladive. Être un artisan apiculteur ne pourrait-il pas être un atout, loin des modèles uniquement focalisés sur le profit ? Rester rentable, oui. Assurer son succès en minimisant les risques (diversification, services, etc.), oui.
Je trouve l’entretien de Yannick Servais, que vous découvrez dans ce numéro, très inspirant à bien des égards : il incarne assez bien cette notion d’antifragilité. Il s’appuie sur des problèmes et les transforme en solutions. Michaël Rood est également un bon exemple d’antifragilité. Apiculteur et cultivateur de sapins « en écopâturage », il prend part à la transformation positive d’une production saisonnière qui n’a pas bonne presse tant elle use d’intrants chimiques et devient une monoculture dans certaines régions. Yannick et Michaël ont choisi d’être des acteurs de changement et illustrent des voies bien différentes de vivre avec son activité apicole. D’une autre manière, les ruchers partagés ou les projets apicoles partagés donnent une tendance actuelle : on mutualise pour se former, pour s’entraider, pour partager les infrastructures et le matériel, pour réduire les coûts, pour trouver des solutions. Pour certains, qui ne rentrent pas dans le cliché de l’apiculteur individualiste, cela peut être une belle réalité.
Avec une assise solide et une vision claire de ce l’on souhaite vivre, le chaos et le hasard, loin de nuire, sont parfois très inspirants et soufflent des idées salutaires. Pour Taleb, « l’Antifragilité est la capacité de s’améliorer à partir des chocs et du désordre. » Nietzsche dirait « ce qui ne me détruit pas me rend plus fort » et Winston Churchill « Il ne faut jamais gaspiller une bonne crise ». A chacun son style mais l’idée essentielle est partagée. Bonne réflexion.
Merci de votre fidélité !
* Nassim Nicholas Taleb « Antifragile :
Les bienfaits du désordre », Les Belles Lettres, 2013